Histoires de quartier… La rue Neuve-Saint-Pierre et l’ancien passage Saint-Pierre. 2 – D’une direction l’autre.

image 0Le 6 nivôse an V (26 décembre 1796), le citoyen Susse, « marchand de bois demeurant rue [Saint-] Julien-le-pauvre, n° 14 et 15 », quartier du Panthéon, achetait l’église Saint-Paul, désaffectée et devenue bien national, pour la somme de 43 200 francs. Il fit une bonne affaire puisque sa valeur avait été estimée à 500 000 francs. Depuis quelques mois seulement, le lieu était loué à la citoyenne Egresset, sans que l’on connaisse l’usage qu’elle en faisait[1]. Le citoyen Susse, lui, n’avait qu’un seul projet : abattre la vieille église.

Formidable réserve de pierres taillées, de bois de charpente et de métaux dans une ville qui faisait venir de loin tous les matériaux de construction, le bâtiment fut l’objet d’une démolition méthodique qui s’étendit sur quelques années.

Désireux de rentrer dans ses frais et d’en tirer le maximum de profit, le nouveau propriétaire restait néanmoins sous la surveillance des autorités. Ainsi, lorsqu’en thermidor an VI (août 1798), Susse voulut faire enlever « les cercueils de plomb qui existaient dans les souterrains de l’édifice Paul », le Directoire exécutif du département de Paris, estimant que ceux-ci ne pouvaient faire partie de l’adjudication du bâtiment, décida de confisquer ces objets de valeur en les faisant transporter dans un dépôt national[2]. L’année suivante, en octobre 1799, un journal d’opposition, Le Propagateur, « un peu marqué du coin du regret de la démolition de la ci-devant église Saint-Paul » selon un rapport de police, se plaignit que « des enfants jouent indécemment avec des restes humains » exhumés par les ouvriers chargés de mettre à bas le vieux temple. Le bureau central chargé des questions de police s’empressa alors de donner des ordres pour l’« enlèvement des ossements qui provenaient de la démolition des caveaux […] et qui se trouvaient exposés au regard des passants » [3].

En plus de l’église, le citoyen Susse s’était également porté acquéreur le 25 vendémiaire précédent (16 octobre), pour une somme totale de 72 500 francs, d’autres parties de l’ancien domaine régi par la fabrique[4] de Saint-Paul : la maison curiale, alors « occupée par le ci-devant curé de Saint-Paul »[5], le cimetière, dont « l’usage n’est pas encore interdit »[6], et aussi la Grange, ou prison Saint-Éloi, ses boutiques et dépendances, anciennes possessions de l’archevêché de Paris situées au nord de l’église Saint-Paul. Ou plus exactement du terrain qu’occupaient ces derniers bâtiments, car l’ancienne prison désaffectée au début de la Révolution avait été démolie quelques années plus tôt « pour en extraire le salpêtre en vertu d’un arrêté du Comité de Salut public »[7].

Les maisons et bâtiments voisins de l’église appartenant à la fabrique avant leur confiscation furent également vendus en messidor an V (octobre 1796) et messidor an VI (juin 1797) à d’autres particuliers. Ces édifices bordaient les deux passages qui, depuis la rue Saint-Paul et la rue Saint-Antoine, permettaient de rejoindre l’entrée du cimetière.

Le plan de restitution du Paris ancien, ci-dessous[8], précise la position de ces deux passages tels qu’ils se présentaient sous l’Ancien régime. Appelés ici Cul-de-sac Saint-Eloi et Cul-de-sac Saint-Paul, ils prirent au XVIIe ou au XVIIIe siècle la dénomination de passage Saint-Pierre et passage Saint-Paul, puis par contraction passage Saint-Pierre-Saint-Paul, ou simplement Saint-Pierre.

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Les passages, qui sont à l’origine des actuelles rues Neuve-Saint-Pierre et de l’Hôtel-Saint-Paul, ne furent tout d’abord que de simples cheminements enserrés dans le bâti. On pénétrait dans la partie du passage longeant l’église par un porche percé dans la maison portant le numéro 34 de la rue Saint-Paul. Élevée au XVIIe siècle, elle était mitoyenne de la tour qui flanquait l’église sur la gauche de sa façade. Avant la Révolution, cette partie du passage était bordée au sud, par la nef de l’église, et au nord par des bâtiments adossés à la Grange Saint-Éloi et « dans lesquels habitait le clergé de la paroisse ».[9]

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L’autre partie du passage avait son entrée rue Saint-Antoine, à hauteur de l’actuel débouché de la rue de l’Hôtel-Saint-Paul. On passait par un porche placé sous l’immeuble du n° 164 (ancienne numérotation). Son origine provenait d’une nouvelle entrée que les marguilliers de la paroisse de Saint-Paul demandèrent de pouvoir ouvrir sur le bas-côté nord de l’église, près du cimetière. Louis XIII donna son autorisation en 1636, « pour la commodité des paroissiens d’icelle leur faciliter l’entrée d’une porte du costé de la rue Sainct Anthoine », ainsi que celle de transformer en chaussée un « ruisseau », sorte de petit passage, allant en direction de cette rue. [10]

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Le recours, là encore, au plan de Turgot permet de nous rendre compte qu’avec la démolition de l’église, qui a suivi celle de prison Saint-Éloi, puis la fermeture du cimetière, c’est tout le quadrilatère constitué par les rues Saint-Paul, Beautreillis, Saint-Antoine et Neuve-Saint-Paul (aujourd’hui Charles V) qui est bouleversé. D’immenses espaces constructibles sont libérés et rapidement acquis par des personnages  image 4entreprenants, comme le citoyen Susse. Dans ce contexte, avec la fermeture du cimetière, le passage Saint-Pierre-Saint Paul aurait pu disparaître. Sa partie allant vers la rue Saint-Paul perdait même sa fonction de voie avec la disparition de l’église qui l’ouvrait sur toute sa longueur et l’intégrait désormais à un vaste espace appelé à être remodelé.

C’est pourtant la Révolution qui, tout en lui ôtant sa raison d’être avec la suppression du cimetière, va permettre la sauvegarde du passage. En effet, une Commission des artistes est chargée par la Convention nationale en 1793 de coordonner la vente des nombreux biens nationaux dans Paris, notamment ceux issus du clergé. Un des objectifs est la mise en œuvre de projets d’embellissement et d’aménagement, dont certains étaient déjà envisagés sous l’Ancien régime. Un autre est de veiller au tracé de nouvelles voies pour valoriser la vente de ces biens nationaux[11], surtout s’ils sont encastrés dans le bâti comme c’est le cas ici.  Ainsi, dans leur rapport du 3 germinal an IV (23 mars 1796)[12], « les commissaires ont proposé d’ouvrir une autre rue dans la direction d’un passage qui conduit de celle Antoine au cimetière Saint-Paul, tant pour l’aliénation des maisons dépendant de la ci-devant fabrique que de l’emplacement du cimetière ». En effet, l’élargissement de l’étroit passage Saint-Paul depuis la rue Saint-Antoine permettait de désenclaver l’intérieur du quadrilatère, augmentant la valeur des biens mis en vente, et notamment tout le terrain du cimetière, constructible à terme. L’idée était aussi d’allonger cette nouvelle rue et de la faire « aboutir dans la rue Neuve-Saint-Paul », mais au prix de la destruction d’une partie de l’hôtel Brinvilliers et de ses jardins. De plus, les commissaires jugeaient « nécessaire d’y ajouter une branche qui serait dirigée parallèlement au côté latéral de l’église [alors encore debout] pour la vente des autres biens de cette fabrique et du terrain de la ci-devant prison Saint-Eloi qui se trouve derrière ». Autrement dit, les passages existants auraient servi de tracés pour les nouvelles rues. S’agissant du prolongement vers la rue Neuve-Saint Paul, le cimetière étant encore utilisé, les commissaires suggéraient « de se borner à n’ouvrir que la partie de cette rue depuis celle Antoine jusqu’à l’entrée du cimetière ainsi que la branche en retour jusqu’à celle Saint-Paul ». En suspendant ce prolongement et en limitant le tracé des nouvelles voies sur les passages déjà existants, et par ailleurs propriétés nationales, l’opération proposée par la commission n’exigeait « aucune dépense d’acquisition » et « mettait à porter d’aliéner avantageusement toutes les propriétés nationales environnantes qu’on ne saurait évaluer à moins d’un million ».

Pour garantir ces réalisations, une réserve domaniale fut donc imposée aux acquéreurs des biens nationaux du quadrilatère, notamment sur les maisons, bâtiments ou terrains bordant les deux parties du passage, pour permettre sans frais ni procédures d’expropriation l’élargissement ou le percement futur de voies publiques. Une clause dans les actes de vente spécifiait en effet que les nouveaux propriétaires étaient tenus de supporter les « alignements arrêtés […] sans indemnité », voire de fournir « le terrain nécessaire pour le percement d’une nouvelle rue, le tout sans indemnité »[13]. image 5

Ces réserves domaniales perdurèrent tout au long du XIXe siècle, comme le montre la carte ci-dessous établie à la fin de ce siècle, car l’élargissement et le prolongement des passages ne furent pas mis en œuvre sous la Révolution, ni sous l’Empire. Le projet ne fut pas pour autant abandonné, et sous la Restauration, une décision ministérielle du 28 juin 1818 approuva le plan tracé de ces deux nouvelles rues telles qu’elles avaient été envisagées sous la Révolution. Leur largeur fut fixée à 8 mètres. La première, empruntant le passage Saint-Paul depuis le 164 rue Saint-Antoine, et devant rejoindre la rue Neuve-Saint-Paul, reçut le nom de Rabelais. La deuxième, recouvrant le passage Saint-Pierre jusqu’à la rue Saint-Paul, fut baptisée rue Mansart. Ces deux illustres personnages avaient été enterrés dans le cimetière Saint-Paul[14].

L’ordonnance royale resta pourtant lettre morte et les rues ne furent pas percées. Les plans de Paris publiés dans la première moitié du XIXe siècle anticipèrent pourtant leur réalisation en les intégrant dans leur représentation de la ville. Mais il fallut attendre plus d’un siècle pour que le projet de la Commission des artistes de 1796 soit mis à exécution, avec toutefois une modification d’importance puisque plutôt que la direction du sud et la rue Charles V, c’est vers l’est et rue Beautreillis que déboucha la nouvelle voie principale qui succéda au passage Saint-Pierre.

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(A suivre)

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[1] Sommier des biens nationaux de la ville de Paris, conservé aux Archives de la Seine…, publié par H. Moran et L. Lazare, Paris, Cerf, 1920, 2 vol., T. 2, p. 579.

[2] A. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire : recueil de documents pour l’histoire de l’esprit public à Paris. Paris, Cerf, 5 vol., 1898-1902. Tome IV, 21 ventôse an V-2 thermidor an VI (11 mars 1797-20 juillet 1798), p. 790-791, et Tome V, 3 thermidor an VI-19 brumaire an VIII (21 juillet 1798-10 novembre 1799., p. 47.

[3] A. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire … op. cit. Tome V, op. cit., p. 750 et 753.

[4] La fabrique d’église désigne le groupe de clercs et de laïcs chargés de l’administration des biens, des fonds et des revenus nécessaires à l’entretien de l’église paroissiale. Les membres du conseil de fabrique sont désignés sous le nom de marguilliers. Le décret du 13 brumaire an II (3 novembre 1793) qui déclare propriété nationale tous les actifs des fabriques entraine leur dissolution.

[5] Sommier des biens nationaux… op. cit., T. 2, p. 579.

[6] Extrait du compte rendu au Comité des Finances de la Convention nationale des opérations faites par les commissaires artistes préposés pour la division des domaines, l’embellissement et l’assainissement de Paris. Séance du 3 germinal an IV (23 mars 1796), reproduit dans Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 10 sept. 1918.

[7] Sommier des biens nationaux… op. cit, T. 2, p. 579.

[8] Paris ancien et nouveau. La maison professe de la Cie de Jésus, rue Saint-Antoine du XVIe au XIXe siècle, et ses alentours. Plan de restitution P.L.S.J, 1874 (BnF Gallica ark:/12148/btv1b530855797 )

[9] Lucien Lambeau, L’ancien cimetière Saint-Paul et ses charniers, l’église Saint-Paul, la grange et la prison Saint-Eloi, Paris, 1910, p. 14.

[10] Abbé Leboeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris. Rectifications et additions, par Fernand Bournon, Paris, Champion, 1901, Vol. 6, p. 332.

[11] Voir sur ce point http://paris-projet-vandalisme.blogspot.fr/2014/02/le-plan-de-la-commission-des-artistes.html

[12] Extrait du compte rendu au Comité des Finances de la Convention nationale des opérations faites par les commissaires artistes…, op. cit.

[13] Recueil des clauses connues sous le nom de Réserves domaniales imposées aux acquéreurs de biens nationaux ou hospitaliers et de celles consenties par divers propriétaires pour l’élargissement ou le percement des voies publiques dans la ville de Paris depuis l’année 1790…, par A. Bernard…, achevé sous la dir. de M. Huet, 3e édition, Paris, Chaix, 1896, p. 28.et atlas.

[14] F. et L. Lazare, Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, Paris, Lazare, 184-1849, p. 540.

Auteur : Gaspard Landau

Sous le nom de Gaspard Landau, j'explore l'histoire de ce bout du Marais qui, sur les bords de Seine, s'est érigé sur les fondations de l'ancien hôtel Saint-Pol. A côté de cela, sous le nom d'Olivier Siffrin, je suis bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France.

3 réflexions sur « Histoires de quartier… La rue Neuve-Saint-Pierre et l’ancien passage Saint-Pierre. 2 – D’une direction l’autre. »

  1. Je suis votre blog avec beaucoup d’intérêt. Merci. Je me permets de vous signaler un point de détail: ce ne saurait être Louis XIV qui a autorisé l’ouverture d’un passage entre l’église et la rue Saint Antoine en 1636, mais Louis XIII…

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