« … et l’on verra alors qui a trahi la vérité du Moniteur ou de notre correspondant ».
Ce correspondant que Le Constitutionnel sort de sa manche pour l’opposer à la version de l’incident que les autorités font propager sans commentaire ni critique par l’ensemble des autres journaux, ce correspondant n’est autre que l’une des victimes, M. Hiolle père. Le 1er juillet, depuis son lit d’hôpital, il fait parvenir au rédacteur du Constitutionnel une lettre où il expose sa version des faits qui se sont déroulés sur l’île Louviers huit jours plus tôt, le 24 juin 1826.
Coups de feu pour un bain froid.
A la suite du récit officiel rédigé par l’autorité militaire paru dans Le Moniteur, Le Constitutionnel publie cette lettre :
Par cette chaude journée de juin[1], l’homme qui se rend aux bains avec son fils en compagnie de « trois de [ses] ouvriers »[2] se nomme Charles Hiolle[3] . Il est « ébéniste patenté » rue Beautreillis, n° 13 [4]. Ancien militaire lui-même, lui et son fils sont, selon le commissaire de police de leur quartier des « citoyens aussi paisibles qu’honnêtes et laborieux, jouissant de l’estime universelle » [5] . Il n’est pas un « individu » sans nom, un « mauvais sujet » comme les autorités le présentent, ainsi que son fils, mais un artisan établi et prospère, un bourgeois victime d’une agression et d’une injustice.
Le récit fait par Hiolle n’est pas la simple réfutation de celui des autorités. Il décrit dans les détails les évènements depuis son point de vue et s’en tient aux faits alors que le rapport officiel les tronque largement, et cherche à englober l’incident dans un contexte plus général de provocations contre les forces de l’ordre.
Les autorités sont bien conscientes du danger que représente la publication de cette lettre, surtout que des poursuites ont été engagées contre les Hiolle. Celles-ci sont inévitables, l’autorité militaire ne voulant pas concéder une faute ou un abus et se montrant résolue à défendre le factionnaire. Pour éviter que l’opinion ne soit alertée plus que cela, elle est même prête à user d’avertissements. Le 3 juillet, après la publication du récit de Charles Hiolle, l’aide-major de la place de Paris, le chef d’escadron Tilleul, prend la plume et envoie une missive au Constitutionnel que celui-ci doit publier le 5 [6] :
En qualifiant d’article la lettre écrite par Hiolle et publiée dans ses colonnes, Tilleul fait un amalgame qui sonne comme une sourde menace car elle fait du Constitutionnel l’auteur et le propagateur de calomnies contre un militaire « insulté et provoqué dans l’exercice de ses fonctions ». Et c’est sans doute l’autorité militaire qui, par solidarité et esprit de corps ou pour des raisons politiques a poussé Poulmaire à porter plainte de son côté. Mieux ! Le factionnaire est promu peu après au grade de caporal [7].
Le Constitutionnel, bien habitué à jouer de subtilité face à la censure, en opposant ici correspondance et article rédactionnel, ne se démonte pas pour autant et en appelle à ses lecteurs et à l’opinion. A la suite de la lettre du chef d’escadron, il rétablit les faits en donnant une leçon de journalisme et en rappelant les exigences sur lesquelles doivent s’appuyer le droit et la justice :
Revenons sur les faits qui se sont déroulés le 24 juin sur l’île Louviers.
Charles Hiolle, dans son récit, ne relève ni ne conteste l’infraction consistant à braver une interdiction de passage. Il fait comme s’il l’ignorait, et peut-être l’ignorait-t-il. Au cours du procès qui se déroulera quelques mois plus tard, on apprend que c’est pour « se mettre d’avantage à l’abri de la chaleur en suivant le chemin qui mène aux bains »[8] que le groupe décide de passer par l’île, qu’il longe par son côté nord. Leur destination sont les « bains de la veuve Tronchon », peut-être placés à l’extrémité orientale de l’île, face à l’entrée du bassin de l’Arsenal. Ils faisaient partie de cet ensemble de bateaux amarrés sur les quais et rives de Seine et aménagés en bains publics. De plus en plus nombreux au fur et à mesure que se développaient les idées hygiénistes, et ne proposant encore seulement pour la plupart d’entre eux que des bains froids, ces établissements flottants utilisaient l’eau du fleuve, prélevée là où le courant était le plus fort [9].
Quand Hiolle, son fils et ses trois (ou quatre) ouvriers, au débouché du pont, passent devant lui, le factionnaire, qui pourtant a « pour consigne de ne laisser entrer ni sortir personne après quatre heures » comme cela sera rappelé lors du procès, « les laisse passer sans leur faire aucune observation »[10].
C’est tout juste si le jeune soldat (il a vingt ans[11] ) les a remarqués quand ils sont passés près de lui, tout occupé qu’il était « par des dames qui voulaient entrer dans l’île par une terrasse dont le passage est interdit », alors qu’eux-mêmes avaient emprunté le « pont public ». Et un peu auparavant, le factionnaire avait dû repousser un groupe de cinq hommes, et là, il y a eu altercation « à la suite de laquelle Poulmaire s’étant trouvé insulté, chargea son arme »[12]
Alors que Hiolle et son groupe sont physiquement sortis de l’île, puisqu’ils sont engagés sur « le petit pont de planches »[13] menant au bateau de bains, Poulmaire revient vers eux en courant, « et sans aucune espèce d’avertissement, d’après les dépositions des témoins, il les met en joue » et fait feu [14], touchant et blessant Charles Hiolle et son fils.
Tel que semblent se dérouler les évènements, on s’imagine très bien Poulmaire courant d’un bout à l’autre des rives de l’île Louviers, se heurtant d’un côté violemment à un groupe d’hommes, puis plus loin devant aller chasser des dames avec des manières peut-être guère plus courtoises, enfin, excédé, paniqué sans doute, user finalement de son arme pour tenter d’imposer une autorité visiblement peu reconnue.
La justice poursuit l’instruction de l’affaire durant l’été. Le 30 septembre, Le Constitutionnel donne à ses lecteurs des nouvelles des Hiolle père et fils qui ne sont pas très bonnes s’agissant de leur santé. Il est « d’ailleurs à craindre que le fils, toujours souffrant, ne guérisse jamais entièrement de sa blessure ». Le jour de l’incident, après avoir été blessés, Hiolle et son fils ont parcouru de bonnes distances : retour jusqu’à la pointe occidentale de l’île Louviers où se situe le poste des factionnaires, puis jusqu’à la rue Beautreillis avant de se rendre à l’Hôtel-Dieu, sur la Cité. On les suppose bien sûr très accompagnés dans ces déplacements, l’émotion ayant gagné les habitants du quartier. La force publique n’est pas présente puisque ce n’est que plus tard, après que le chef de poste de l’île ait fait son rapport, que les autorités engagent des poursuites contre les Hiolle. Mais les blessures sont graves. M. Hiolle, « qui a eu l’épaule traversée » et son fils « la joue emportée » resteront à l’hôpital « le premier vingt-quatre jours, et le second dix-sept »[15]. De plus Hiolle père a depuis « éprouvé de grandes pertes dans son commerce » car « la calomnie ne manqua point de les poursuivre, et de répandre sur cette déplorable affaire les mensonges les plus odieux ». Fort heureusement, la justice, le 23 septembre, a déclaré qu’« il n’y a pas lieu à suivre contre les sieurs Hiolle père et fils ». Mieux, le caporal Poulmaire est « renvoyé devant l’autorité militaire comme prévenu d’avoir fait usage de son fusil, sans nécessité, envers les sieurs Hiolle », qui se portent partie civile.
Tous les journaux rendent compte du procès du caporal Poulmaire, qui se déroule le 29 novembre 1826. C’est devant le conseil de guerre, présidé par le colonel de Farincourt, que comparaît le soldat du 39e régiment. Défendu par Maitre Saunière, Poulmaire veut bien admettre qu’il a s’il a usé de son arme, c’est parce qu’il a confondu le groupe constitué par les Hiolle et de leurs ouvriers avec celui des hommes qui dans un premier temps l’ont insulté et agressé ; le soldat maintient néanmoins que les Hiolle l’ont aussi de leur côté injurié, le traitant de « galopin, de blanc-bec ». Mais ces propos ne sont confirmés par aucun des témoins, « au nombre de quarante-deux »[16]. Circonstances sans doute aggravantes selon le père Hiolle, ancien soldat ayant quelques connaissances en armes à feu, « il fallait qu’il y eût au moins deux coups de feu tirés, d’après la position différente que lui et son fils occupaient lorsqu’ils furent frappés, ou que du moins il y eût dans le fusil, outre la balle, des cailloux, car des parcelles de pierres restaient encore dans sa joue ». Et on sait que plus que la balle, c’est l’infection engendrée par de tels débris ou des fibres de vêtements qui rendent dangereuses les blessures. « Il n’aurait plus manqué, [ajoute Hiolle], que le prévenu ne mordit sa balle », la rendant ainsi plus mortelle encore[17]. C’est une véritable volonté de tuer que dénonce ici l’ébéniste de la rue Beautreillis : on est loin du simple tir de semonce.
Pour le soutenir, Poulmaire peut compter sur l’adjudant-major de la place, ce même Tilleul qui le défendait dans Le Constitutionnel le 3 juillet… et qui se fait un peu remettre à sa place quand il met sa hiérarchie devant ses contradictions [18].
Le rapporteur complaisant demande l’acquittement, estimant que les faits ne constituaient pas un délit d’usage illégal des armes et que les preuves de culpabilité n’étaient pas suffisantes. Mais le Conseil de guerre, s’il écarte « la qualification de tentative de meurtre » après de longs débats[19], condamne Poulmaire « pour imprudence et inobservation du règlement » à « deux mois de prison, 16 francs d’amende, et 600 francs de dommages et intérêts envers les sieurs Hiolle », qui en demandait 2500 [20].
En infligeant au soldat Poulmaire une peine finalement plutôt légère en regard de la faute commise, l’autorité militaire n’en admet pas moins qu’il a failli et outrepassé ses droits et qu’il y a eu abus de pouvoir. Mais surtout, et c’était là le plus important, elle met un terme une bonne fois pour toutes à une affaire peu glorieuse pour l’armée.
Laissons Le Figaro du 3 décembre 1826 résumer brièvement et ironiquement l’évènement dans sa rubrique Bariolage :
Hiolle, fabricant de toilettes à la duchesse.
Si le caporal Poulmaire, disparaissant des colonnes des journaux, sort à ce moment de notre histoire, ceux-ci nous permettent en revanche de retracer une partie de la vie et de la carrière de Charles Hiolle.
Bien qu’« ébéniste patenté » rue Beautreillis, n° 13 en 1826, ce n’est qu’à partir de 1828 qu’il apparaît sous cette qualité dans les annuaires de l’époque, comme le Répertoire du commerce de Paris [21] ou L’almanach du commerce de Paris [22], et on l’y trouve référencé au fil des années suivantes. Ayant quelques moyens sans doute, il paie même, comme il est de règle dans ces publications, pour ajouter à ses nom et qualité des précisions valorisantes qui le distinguent de ses confrères.
Quelques années après, les affaires de M. Charles Hiolle semblent s’être bien rétablies. C’est ainsi qu’il participe à l’Exposition des produits de l’industrie, qui se tient tous les cinq ans et qui cette fois-ci ouvre ses portes au public le 2 mai 1834. L’évènement se tient Place de la Concorde où des « pavillons, isolés les uns des autres, occupent les quatre terre-pleins » sur lesquels « ils forment un carré entouré de galeries couvertes de zinc » [23]. Industriels et artisans de tous métiers y présentent leurs produits, et la presse rend largement compte des tendances et des modes ainsi que des progrès techniques.
Les meubles de Charles Hiolle font partie de ceux que signale particulièrement L’Indépendant : « Nous parlions des meubles, il y en a de fort beaux et d’un goût élégant […]. Il y a des meubles très remarquables de M. Hiolle et dont la marqueterie est travaillée avec soin »[24] . Une table attire notamment l’attention[25] :
Charles Hiolle, ancien militaire, serait-il nostalgique de l’Empire pour user autant de symboles napoléoniens ? Nous ne serions pas étonnés d’ailleurs si nous découvrions qu’il a participé aux journées de Juillet 1830 qui ont chassé les Bourbons, combattant les soldats que commandait le comte de Wall ?
A l’occasion de cette exposition, M. Hiolle retrouve les colonnes du Constitutionnel, mais cette fois-ci à son désavantage. Il faut dire que le rédacteur de ce journal qui visite les allées de l’exposition est très critique sur la mode du moment [26] :
Et les « meubles de M. Hiolle, ébéniste romantique, lequel s’est adonné aussi au genre cathédral où il n’excelle point » n’emportent pas du tout les faveurs du critique[27].
L’ébéniste de la rue Beautreillis trouve toutefois des défenseurs parmi ses pairs. Le Bazar, journal de l’ameublement pour ébénistes et tapissiers[28] réfute le « récit calomnieux et diffamatoire » du Constitutionnel, qui « n’a pas mûrement médité dans son cerveau tout ce qu’il y a de beau dans les meubles exposés par le fabricant Hiolle, pour oser critiquer l’un de nos plus beaux meubles de l’exposition. Le Constitutionnel est à l’ébénisterie gothique ce qu’il est au drame romantique ; c’est-à-dire que si sa force était en harmonie avec sa bonne volonté, il détruirait classiquement l’un et l’autre… ». Pour appuyer ses propos et éteindre les critiques auprès de ses lecteurs, Le Bazar publie ces dessins des meubles fabriqués par Charles Hiolle
Quatre ans après, bien que la Reine des Français pose son séant sur un fauteuil qu’il a fabriqué, et parce que le bon goût n’est plus au gothique, les affaires de Charles Hiolle périclitent. Il fait faillite et ses créanciers sont convoqués pour vérification le 10 décembre 1838[29].
On retrouve encore son nom mentionné comme ébéniste en 1841[30], puis Charles Hiolle disparaît des annuaires et des colonnes des journaux.
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[1] Il fera 24 degré le 1er juillet, selon le relevé donné par Le Constitutionnel.
[2] Les comptes-rendus du procès du 30 novembre 1826 donnés par les journaux parlent tous de quatre ouvriers accompagnant les Hiolle, père et fils.
[3] C’est sous ce nom que Charles Hiolle est référencé dans l’Almanach du commerce de Paris.
[4] N° 13 sous l’ancienne numérotation antérieure à la réunion de la rue Gérard Beauquet avec la rue Beautreillis, en 1838, et devenu n° 21. Voir [Histoires de numéros… Quand 1 = 9, et 13 = rien]
[5] La Gazette de France, 30 novembre 1830.
[6] Le Constitutionnel, 5 juin 1826.
[7] Le Constitutionnel, 30 septembre 1826.
[8] La Gazette de France, 30 novembre 1826.
[9] Un intéressant plan de bains flottants publics peut être vu sur https://www.histoire-image.org/etudes/bains-publics-bateau-rouen
[10] La Gazette de France, 30 novembre 1826.
[11] Le Courrier, 30 novembre 1826.
[12] Le Courrier, 30 novembre 1826.
[13] Le Drapeau blanc, 30 novembre 1826.
[14] Le Courrier, 30 novembre 1826. D’après le Drapeau blanc, Poulmaire se serait exclamé avant de tirer : « Vous passez encore ! »
[15] Le Drapeau blanc, 30 novembre 1826.
[16] La Gazette de France, 30 novembre 1826.
[17] En aplatissant une balle sphérique, on augmente sa capacité destructrice à l’impact.
[18] La Gazette des tribunaux, 30 novembre 1826. Les comptes-rendus du Courrier et du Constitutionnel sont des reprises très fidèles de celui de La Gazette des tribunaux.
[19] Journal des débats politiques et littéraires, 30 novembre 1826.
[20] Le Constitutionnel et Le Journal des débats, 30 novembre 1826.
[21] Répertoire du commerce de Paris, ou Almanach des commerçans, banquiers, négocians, manufacturiers, fabricans,…, année 1828, p. 393, année 1829, p. 446.
[22]Almanach de commerce de Paris, année 1828, p. 89, année 1830, p. 95, année 1832, p. CLXXV. Aux mêmes années apparaissent également dans ces deux annuaires, et dès 1826 dans Le Bazar parisien les Hiolle père et fils, fabricants de queues de billard, rue Grenata, n° 16, puis rue Meslay, n° 37. Sans doute appartiennent-ils à la même famille. Fin XIXè siècle, on trouvera encore un Hiolle menuisier, passage d’Austerlitz, et rue Meslay, d’autres Hiolle toujours fabricants de queues de billard (Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie de la magistrature et de l’administration, année 1897).
[23] Le Constitutionnel, 1 mai 1834.
[24] L’Indépendant, journal de littérature, de beaux-arts, d’industrie et d’annonces, 18 mai 1834.
[25] L’Indépendant, journal de littérature, de beaux-arts, d’industrie et d’annonces, 26 juin 1834.
[26] Le Constitutionnel, 30 mai 1834.
[27] Le Constitutionnel, 25 mai 1834.
[28] Le Bazar, journal de l’ameublement pour ébénistes et tapissiers, 15 juin 1834.
[29] La Presse, 10 décembre 1838.
[30] Almanach de commerce de Paris, année 1842.
Origine sources : BnF Gallica
Une bavure reconstituée et une victime qui se révèle. Passionnant !
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