Aux alentours des années 1830-1840, le quartier subit une transformation économique majeure. Le rattachement de l’île Louviers à la rive droite en 1843 et l’arrêt de l’activité de stockage et de distribution de bois de chauffage qui lui était dévolue entraînent la disparition ou le départ des maisons de marchands de bois. Une main d’œuvre nombreuse et tout un écosystème se reconvertissent alors dans de nouvelles activités plus en phase avec la révolution industrielle en cours, et notamment la métallurgie et la chimie. Comme d’autres immeubles de la rue Beautreillis et du quartier, le 2 rue des Lions (ou 2 rue Gérard Beauquet)[1] va progressivement, au fil du siècle, se transformer en fabrique.
La fin des marchands de bois.
C’est en 1838 que la municipalité parisienne, soutenue par l’Etat, décide de combler le bras du Mail et de rattacher ainsi l’île Louviers à la rive droite. Outre la création d’un quai et d’un port, c’est tout un nouveau quartier qu’on envisage de créer entre la Caserne des Célestins, la Bibliothèque de l’Arsenal et les greniers de réserve bâtis le long de l’escarpe du bassin de l’Arsenal. L’exécution de ce projet nécessite cependant un préalable : le départ des marchands de bois installés sur l’île Louviers. La municipalité, arguant que ceux-ci sont des forains installés là contre redevance, décide de mettre un terme à cet arrangement, pourtant fortement codifié et réglementé depuis l’ancien régime. Malgré tout l’acharnement qu’ils mettent à défendre leur position et leurs intérêts devant la justice et jusqu’au Conseil d’Etat, les marchands finissent par abandonner les lieux début 1843, après avoir obtenu une compensation financière.
Certains des anciens marchands de bois de l’île Louviers, dont la compagnie n’a jamais été composée de plus d’une vingtaine de membres, vont aller réinstaller leurs chantiers de bois rue de la Contrescarpe-Saint-Antoine, qui longe le bassin de l’Arsenal, ou rue de Bercy. Jusqu’alors, presque tous ont eu leur demeure à proximité de l’île et de ses dépôts de bois, et plus particulièrement dans notre quartier. En 1822, 17 des 23 marchands ont une adresse située entre le quai des Célestins, la rue Saint-Paul, le rue Neuve Saint-Paul (aujourd’hui Charles V) et la rue du Petit-Musc. 18 marchands sur 24 en 1825, 15 sur 23 en 1831, 9 sur 16 en 1838 et encore 5 sur 9 en 1842[2], au crépuscule de leur pratique, demeurent dans ce périmètre. Et si l’on inclut ceux qui habitent les rues proches, rue Saint-Antoine, rue de La Cerisaie ou rue du Figuier, et les commis et employés qui vivent à proximité de leur lieu de travail, c’est tout un quartier qui est touché par la fin de cette activité. Comme le craint le maire et député du IXe arrondissement, M. Locquet, « en ruinant les marchands de bois de l’île Louviers par une brusque expulsion », on réduit « à la misère de nombreux ouvriers et employés »[3].
A la fin des années 1820 et début des années 1830, cette concentration des entrepreneurs se partageant le commerce du bois sur l’île est particulièrement marquée au carrefour formé par les rues Gérard Beauquet (alors partie basse de la rue Beautreillis), des Lions-Saint-Paul et du Petit-Musc. Entre 1827 et 1833, autour de l’immeuble du 2 rue des Lions / 2 rue Gérard Beauquet, où sont établies la maison Baschet-Fildier et la maison Chest, on trouve rue Gérard Beauquet, au n° 4, juste à côté, le marchand Jame Franquet et l’association Franquet Saffroy, et en face, au n° 1, la « maison de bois à brûler, à l’île Louvier » de Roussy. Tout près de là encore, le marchand Cautin demeure 7 rue des Lions, et à quelques maisons, Corroye jeune et la veuve Henry au n° 4 de la rue du Petit musc, et Minot au n° 6[4]. Plus solidaires que concurrents, formant une sorte d’aristocratie dans la corporation nombreuse des marchands de bois, ils sont attachés aux règles établies avant tout parce qu’elles pérennisent leurs privilèges et leur monopole sur le bois à brûler de qualité.
Straubharth et la mosaïque polytypée.
En ces rues où vivent les marchands de bois et où travaillent leur commis, œuvre aussi tout un monde d’artisans de tous métiers, et parmi eux, au 2 rue Gérard Beauquet, Stanislas-Moïse Straubharth[5]. Si nous pouvons le distinguer des autres, comme précédemment Charles Hiolle, c’est grâce aux traces laissées par ses activités dans la presse et les livres. Elles nous permettent de faire ressurgir quelques traits d’une figure ayant eu à son époque une certaine renommée dans son milieu.

C’est à cette adresse du 2 rue Gérard Beauquet, sur une période qui va d’un peu avant 1817 jusqu’à 1826[6], que sont installés l’atelier d’imprimeur sur étoffes (toiles, indiennes, velours) et la fabrique de mosaïques sur métaux de Straubharth. Il y produit des tissus imprimés, les plaques nécessaires à ces impressions et des pièces de marqueterie en bronze, étain ou laiton destinées aux ébénistes.
Le 19 avril 1816, par ordonnance royale, « le sieur Straubharth (Stanislas-Moïse), demeurant à Paris, rue des Lions-Saint-Paul, n° 7 », à deux pas de son atelier, reçoit « le certificat, sur sa demande, d’un brevet d’invention de quinze ans pour des procédés de fabrication, en métal, de planches et de cylindres polytypés propres à l’impression des tissus de toute espèce »[7]. Ce procédé permet de reproduire à l’identique des planches de métal gravées ou en relief destinées à l’impression des tissus, « et même des feutres, papiers, parchemins, peaux, etc… »[8].
Cette idée n’est pas nouvelle pour Straubharth. Dès le début des années 1790, en compagnie du citoyen Wallier, il avait proposé son système de planches polytypées aux commissaires de l’Académie des sciences, chargés par la Commission des assignats de trouver le moyen le plus infaillible pour imprimer des assignats « parfaitement identiques, de manière » qu’« en appliquant un assignat sur un autre, toutes les parties correspondantes se couvrissent d’une manière exacte et rigoureuse ». Face aux
autres procédés, le système de Straubharth et Wallier, grâce à la résistance de ses plaques, outre le fait qu’il est le plus simple, le plus rapide et le moins cher, pouvait assurer « aux assignats d’une même somme cette identité rigoureuse qui fera le désespoir des contrefacteurs ». Les planches polytypées de Straubharth emportent l’adhésion des commissaires qui les recommandent vivement à la Commission des assignats[9]. Nous ignorons si ce procédé d’impression a finalement été adopté.
Plus de vingt ans après et fort de son brevet exclusif obtenu en 1816, Straubharth, visiblement jamais à cours d’idées, se propose d’utiliser ses plaques polytypées en décoration sur du mobilier, en remplacement de la marqueterie traditionnelle. Il présente à l’Exposition des produits de l’industrie française de 1819 des « tables en mosaïque métallique ». « On y désirerait plus de goût dans le dessin, mais il faut louer le procédé », écrit la Minerve française [10]. Le jury de l’Exposition est moins critique et attribue une mention honorable à Straubharth [11] . Et à la suite de l’exposition, Straubharth offre deux de ses productions, une console et une table ronde, dans le cadre des acquisitions faites par l’administration du Mobilier de la Couronne[12].
Le procédé de mosaïques par plaques polytypées que développe et propose Straubharth, s’il peut apparaître comme une facilité en regard de la somme de travail et de temps que nécessite une marqueterie par incrustations, est aussi le reflet d’une évolution des techniques et de la production qui annonce la révolution industrielle. Dans les années qui suivent, Straubharth reste cité dans les annuaires de l’industrie et de l’artisanat français. Ainsi dans l’édition de 1822 du Bazar parisien, où l’on note que « cette invention peut être préférée à la mosaïque en pierre, attendu que l’exécution en est moins longue, plus parfaite et moins dispendieuse » [13]. En 1826 encore, le Bazar parisien (et sans doute Straubharth lui-même, qui doit payer la réclame) vante les mérites de l’artiste mécanicien [14].
« Les ressources pécuniaires » lui manquent-elles alors au point de se retirer des affaires ? Mais il doit déjà être âgé. Il quitte en tout cas la rue Gérard Beauquet en 1827, et c’est comme ancien fabricant, habitant 21 rue Saint-Anne, que le référence l’Almanach du commerce de Paris. L’année suivante, c’est au 3 rue des Vieilles-Etuves-Saint-Honoré qu’il est établi. Il disparaît des annuaires et almanachs après 1831.
(A suivre)
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[1] Sur les changements de noms et de numérotation de la rue Beautreillis, voir ici. La première partie de l’histoire du 2 rue Beautreillis est là.
[2] Almanach du commerce de Paris, des départements de la France… de J. de La Tynna… continué par Séb. Bottin, Paris. Années 1822, p. 313 ; 1825, p. 21-22 ; 1831, p. 21. Annuaire général du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… Paris, Firmin-Didot. Année 1838 p. 77 ; année 1842, p. 409.
[3] Journal des débats politiques et littéraires, 23 février 1839.
[4] Almanach du commerce de Paris… op. cit. Années 1827, 1829 et 1833.
[5] Nom complet indiqué dans son Brevet d’invention, Bulletin des lois du Royaume de France, 7e série, T. 2, juillet 1816, p. 664, et dans les Annales des arts et manufactures, tome IV, n° 10-12, avril 1816-juin 1817, p. 250. Le nom donné dans Description des machines et procédés consignés dans les brevets d’invention, de perfectionnement et d’importation, Paris, Huzard, 1811-1863. Tome XXI, 1831, p. 132, est Stanislas-Aloys Straubharth.
[6] Almanach du commerce de Paris… op. cit. Années 1817 à 1826.
[7] Bulletin des lois…, juillet 1816, op. cit.
[8] Description des machines et procédés… op. cit., p. 132.
[9] Œuvres de Lavoisier, ed. par J.-B. Dumas, E. Grimaux et F.-A. Fouqué, Paris, Imprimerie [impériale] nationale, 1862-1893, Tome 6, pages 706-710.
[10] La Minerve française, août 1819, T. 7, p. 232
[11] Description des expositions des produits de l’industrie française, faites à Paris, depuis leur origine jusqu’à celle de 1819 inclusivement, Paris, bachelier, 1824, 4 T. en 2 vol. T. 3, p. 84 (source : http://cnum.cnam.fr/CGI/fpage.cgi?8XAE9.3/1/100/365/0325/0378
Voir aussi : Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française, présenté à S. E. M. le comte Decaze, rédigé par M. L. Cortaz… , Paris, Imprimerie royale, 1819, p. 321. On a constaté que le nom Gérard Beauquet se décline au fil des textes et du temps sous diverses formes : Gérard Beauquet, Gérard Bauquet, Gérard Boquet, Girard Boquet, etc…
[12] https://francearchives.fr/facomponen/bdaed1b43a4abaac6c3a07b97e3ad0338779b7ff
[13] Bazar parisien, ou Tableau raisonné de l’industrie des premiers artistes et fabricans de Paris, année 1822 (2e année), p. 486.
[14] Bazar parisien, ou Choix raisonné des produits de l’industrie parisienne, Paris, Ponthieu, année 1826 (6e année), p. 426.