Histoires de quartier… La rue Neuve-Saint-Pierre et l’ancien passage Saint-Pierre. 10 – L’ouverture sur la rue Saint-Paul (3e partie)

boulangerLa boulangerie du 36 rue Saint-Paul

Mitoyenne de celle qui abrita  la pharmacie de la rue Saint-Paul, la maison qui portait le numéro 36[1] partagea son sort ; elle fut abattue en 1913 pour que la nouvelle voie tracée sur les décombres du passage Saint-Pierre pût déboucher librement rue Saint-Paul.

Cette maison fut d’abord, en 1808, la propriété de Marie-Philippe Guernet et de Marie Cagnard, son épouse. Ils la vendirent en août 1810 à Pierre Laurent, un marchand boucher, et sa femme, Anne Avizard, qui demeuraient un peu plus loin, au n° 42 de la rue[2]. Le boucher décéda en 1825, et après la mort de sa veuve, leurs enfants cédèrent la maison en 1836 à un maître-boulanger, Joseph Morel, qui tenait déjà une boulangerie dans la rue, au n° 39, juste en face. Si l’on en croit les annuaires et almanachs de l’époque, il semble avoir attendu dix ans avant de transférer son commerce dans sa nouvelle propriété [3], sans doute le temps de reconstruire la maison comme on le verra plus bas.

On sait peu de choses sur l’activité de la boutique qui devait se trouver au rez-de-chaussée de la maison du n° 36 avant son acquisition par Morel. En 1812 un bail fut signé pour « une boutique et dépendances » entre le propriétaire d’alors et une dame Corbeau Veuve Darmenson pour un loyer de 700 francs, puis en 1819 avec un nommé Letalnet pour 750 francs. En 1829, Charles Baron reprit le bail de la boutique pour 800 francs et y fit commerce d’épicerie jusqu’au moins 1833. En 1852, après que Morel se fut installé dans la boutique de l’immeuble reconstruit, l’ensemble des logements de la maison furent loués à un nommé Antoine Claret pour 7200 francs, à charge pour lui de gérer des sous-locations[4], comme il était souvent d’usage.

Le boulanger Joseph Morel était un personnage important dans son quartier. Jusqu’à sa mort en 1862[5], il fut notable-commerçant. L’assemblée de ces « chefs des maisons les plus anciennes et les plus recommandables par la probité, l’esprit d’ordre et d’économie » élisaient les membres du tribunal de commerce[6]. Fin 1848, il fut tiré au sort pour faire partie des jurés du jury d’assise[7]. Joseph Morel était également, semble-t-il, un homme éclairé engagé dans les débats de son temps. En 1858 fut lancée une souscription nationale pour aider Lamartine à surmonter les graves difficultés financières dans lesquelles il se trouvait depuis son échec aux élections présidentielles de 1848. Le boulanger de la rue Saint-Paul contribua pour 10 francs, contribution honnête, afin qu’ « on ne dise pas un jour que la France de Corneille et de Bossuet se désintéressant, vers le milieu du dix-neuvième siècle, de la gloire et du génie, a frappé d’ostracisme un de ses hommes les plus illustres »[8]

En 1862, les deux enfants de Joseph Morel héritèrent du 36 rue Saint-Paul. Sa fille, Anne-Joséphine, épouse de Jean-Louis Lefraise, reprit la boulangerie[9]. Elle mourut en 1868 à 51 ans[10]. Son frère Alphonse-Auguste Morel, qui était capitaine de dragons, réunit alors la totalité de l’héritage du boulanger Morel qui, à sa mort en 1877, passa à ses enfants, Paul-Joseph-Jacques et Suzanne-Louise-Catherine.

En 1865, la boulangerie fut prise en location par un nommé Echalard contre un loyer de 2200 francs [11]. Le bail fut repris en 1874 par Poiré, puis par Fontaine de 1877 à 1879. Un autre boulanger, Hartmann se maintint plus longtemps rue Saint-Paul, de 1880 à 1894. Émile Richard lui succéda en 1895 mais fit faillite en 1899[12]. Roumat, de 1900 à 1904, Camus en 1905, Duval, de 1906 à 1908 le remplacèrent. Thiercelin enfin, de 1909 jusqu’à la démolition de la maison en 1913, fut le dernier à allumer le four à pain de la boulangerie[13].

Une maison moderne

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Vue de l’extrémité droite  de la façade de la maison (source  BHVP)

De la maison qui occupait le n° 36 de la rue Saint-Paul, nous n’avons pas, comme pour le n° 36, d’image de la façade. Seule son extrémité droite apparaît sur la photographie qui fixe le souvenir de la pharmacie voisine. On note que le parement de la façade révèle plutôt une construction du XIXe siècle. La Commission du Vieux-Paris, appelée en 1913 à se prononcer sur les démolitions du passage Saint-Pierre, avait constaté que la maison avait « été remaniée à une époque assez rapprochée » et qu’elle ne présentait « extérieurement aucun intérêt »[14]. Au tournant du XXe siècle, les services sanitaires la datait d’un « ½ siècle »[15], et Morel fut sans doute à l’origine de cette reconstruction.

D’une superficie de 112 m², profond de 18 mètres, c’était un bâtiment assez étroit, avec une façade longue de 6,50 mètres, à deux croisées sur rue. Il possédait une cour couverte au niveau du 2e étage[16].  Avec une entrée de porte simple, il était « élevé sur caves d’un rez-de-chaussée, de trois étages carrés, d’un quatrième mansardé et d’un cinquième sous combles »[17]. La boulangerie, ses dépendances et le logement des boulangers occupaient tout le rez-de-chaussée, les sous-sols et le premier étage. La boutique sur rue, éclairée par deux baies encadrant l’entrée, se prolongeait de deux pièces sans lumière naturelle, une salle à manger et la paneterie où l’on conservait le pain. Au fond, donnant sur la cour couverte, se trouvait une cuisine. Dans la paneterie, par un escalier intérieur, on accédait aux trois niveaux d’une dépendance : au premier, une chambre à mélanges où le boulanger confectionnait sa pâte, au deuxième, une chambre à farines, et au troisième, un cabinet. Le fournil se trouvait en sous-sol. Le boulanger et sa famille vivaient au 1er étage, accessible par un escalier situé dans la salle à manger, dans un logement de trois pièces et cabinet.

Outre le logement du concierge, pièce avec cheminée située en entresol entre rez-de-chaussée et 1erétage, la maison comptait sept locations. Tout le deuxième étage était occupé par un unique logement qui était formé d’une salle à manger et d’une « chambre à feu » donnant sur rue, et d’une cuisine, de deux pièces à feu et d’un cabinet d’aisance, tous ouverts sur la cour. Les deux logements des 3e et 4e étages étaient identiques : côté rue, un premier composé d’une entrée, d’une salle à manger, d’une pièce à feu et d’une cuisine ; côté cour, un second comptant une entrée, deux pièces à feu, une cuisine et un lieu d’aisance. Enfin, sous les combles, deux logements plus petits, l’un comprenant une pièce à feu, une cuisine et une salle à manger, l’autre une pièce à feu, une cuisine et un

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Plan du 36 rue Saint-Paul. Il semble bien qu’il représente la maison une fois celle-ci reconstruite, entre 1836 et 1850 environ (Source Archives de Paris, Plans parcellaires).

cabinet[18].

En comparaison avec les autres maisons du passage Saint-Pierre que nous avons déjà visitées, la maison du 36 rue Saint-Paul, de construction plus récente, marquait ses différences. Les logements y étaient plus grands, aucun ne faisant moins de deux pièces. Surtout, le niveau de confort était bien meilleur. Quatre logements sur neuf possédaient des lieux d’aisance particuliers, en plus de celui, collectif, qui était sans doute situé au rez-de-chaussée. Et si les locataires de quatre logements devaient encore vider leurs eaux usées dans les plombs d’étage placés devant leurs fenêtres, ceux des cinq autres profitaient d’un évier dans leur intérieur. On note aussi que tous les logements de la maison disposaient d’une cuisine[19]. On en trouvait bien plus rarement dans les immeubles plus anciens, aux logements souvent réduits à une pièce parfois sans feu, obligeant leurs habitants à trouver leur repas au dehors.

Ce confort avait un prix. Les loyers du 34 rue Saint-Paul étaient plus élevés, s’étalant en 1909-1910 entre 650 francs pour le grand appartement du 2e étage et 280 francs pour le moins cher des deux placés sous les combles.

Le 5 septembre 1911, les « consorts Morel », groupe des bénéficiaires de l’héritage Morel, vendirent à la Ville de Paris leur maison de la rue Saint-Paul pour la somme de 117 000 francs pour permettre l’ « élargissement de ladite rue » et l’ « ouverture d’une voie nouvelle sur l’emplacement du passage Saint-Pierre »[20]. Les démolisseurs se mirent à l’œuvre deux ans plus tard, et en novembre 1913, les derniers décombres étaient enlevés.

(à suivre)

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[1] La maison porta le numéro 38 jusque approximativement 1850, quand la pharmacie voisine était numérotée 34-36. Cette double numérotation correspondait sans doute aux deux entrées de la maison placées de part et d’autre du passage qui la traversait.

[2] L’actuel n° 40. On trouve dans l’Almanach du commerce de Paris… de Jacques de La Tynna, années 1812 et 1813, mention du boucher Pierre Laurent, installé 42 rue Saint-Paul.

[3] Le boulanger est référencé à cette adresse du 39 rue Saint-Paul depuis au moins 1823 jusqu’en 1846 (éditions de 1825, 1833 et 1838 de l’Almanach du commerce de Paris… de La Tynna et S. Bottin ; celles des années 1840 et 1841 de l’Almanach général des commerçans de Paris…, de Cambon ; celles de 1839 à 1846 de l’Annuaire général du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration : ou almanach des 500.000 adresses de Paris). Il a pour adresse le n° 38 (=36) à partir de l’édition de 1847 de ce dernier annuaire et son successeur, l’Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… de Didot et Bottin.

[4] Archives de Paris, DQ18 272, Sommier foncier rue Saint-Paul 1809-1859. Almanach du commerce de Paris, op. cit., année 1833.

[5] Archives de Paris, DQ18 272, op. cit.

[6] Art. 618 du Code du commerce de 1807. Mention de la fonction de notable commerçant (NC) indiquée dans les almanachs et annuaires et désignations signalée dans la presse (Journal des Débats politiques et littéraires, 7 juin 1852 par exemple).

[7] La Gazette de France, 21 décembre 1848.

[8] Le Siècle, 7 septembre 1858.

[9] D’après l’Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration…op cit., années 1863 à 1866.

[10] Archives de Paris, DQ18 272, op. cit. Avis de décès dans Le Constitutionnel, 30 janvier 1868 ; elle habitait à sa mort 27 rue Culture-Sainte-Catherine, aujourd’hui rue de Sévigné.

[11] Archives de Paris, DQ18 272, op. cit.

[12] Le Siècle, 6 mars 1899.

[13] Liste et chronologie des boulangers établies à partir des éditions successives l’Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration…op cit.

[14] Commission municipale du Vieux-Paris. Procès-verbaux, années 1913, p. 206-210, Rapport de Lucien Lambeau sur les démolitions d’immeubles situés passage Saint-Pierre et rue Saint-Antoine.

[15] Archives de Paris, 3589W2188, Casier sanitaire rue Saint-Paul, 1895 et 1909.

[16] Archives de Paris, 3589W2188…

[17] Archives de Paris, D1P4 1053, Calepin des propriétés bâties, années 1901. Les calepins des années 1862 et 1876 manquent.

[18] Archives de Paris, D1P4 1053…

[19] Archives de Paris, 3589W2188…

[20] Archives de Paris, VO11 3367, Dossiers de voirie, rue Saint-Paul.

Auteur : Gaspard Landau

Sous le nom de Gaspard Landau, j'explore l'histoire de ce bout du Marais qui, sur les bords de Seine, s'est érigé sur les fondations de l'ancien hôtel Saint-Pol. A côté de cela, sous le nom d'Olivier Siffrin, je suis bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France.

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