Histoires de quartier… La rue Neuve-Saint-Pierre et l’ancien passage Saint-Pierre. 3 – Pavés et ruisseau

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La rue de l’Hôtel-Saint-Paul, depuis la rue Saint-Antoine (Google Street)

Le 2 juillet 1819, le sieur Galis, « parfumeur et propriétaire d’une maison située passage Saint-Pierre au coin de la rue Saint-Antoine, n° 164 [1], y demeurant en son domicile », reçoit la visite du commissaire de la Ville de Paris pour le quartier de l’Arsenal, Monsieur Poisson, qui lui transmet une sommation du Préfet de police sur des travaux à réaliser dans sa propriété. Car c’est dans le rez-de-chaussée de sa maison qu’est percé le porche d’entrée du passage Saint-Pierre dont le « pavé est en très mauvais état dans presque toute la longueur […] par défaut d’entretien » ; « les trous qui existent compromettent la sûreté publique et peuvent occasionner des accidents […] Déjà plusieurs personnes sont tombées et il est à craindre que cet inconvénient ne se renouvelle ». En tant que riverain du passage, le policier met donc Galis en demeure de faire, « sous la surveillance de l’ingénieur en chef au pavé de Paris, réparer les dégradations existant au pavé du passage au-devant et au droit de sa propriété », et cela à ses frais. Le pavé actuel « n’étant pas d’échantillon », c’est-à-dire conforme au modèle en usage pour les cours, dessous de portes cochères et autres passages [2], un marché lui est proposé ainsi qu’aux propriétaires riverains du passage qui sont dans la même situation que lui. S’ils font procéder à leurs frais à son remplacement par le pavé d’échantillon adéquat, alors à l’avenir la Ville prendra son entretien à sa charge [3] .

Galis et ses voisins ont-ils obtempéré à cette injonction ? L’histoire des relations entre les propriétaires du passage Saint-Pierre et les autorités municipales tout au long du XIXe siècle nous permet d’en douter. Usant et abusant du flou engendré par la mise en sommeil du projet de percement des rues Rabelais et Mansard, opposant droit de propriété et réserves domaniales, statut privé ou public du cheminement, les uns et les autres vont, entre conflits et procès, écrire l’histoire du passage Saint-Pierre.

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Le 65 rue Saint-Antoine (anc. n° 164), et l’entrée du passage Saint-Pierre (Bibliothèques de la Ville de Paris).

La maison où Jean-François Galis [4] tient boutique de parfumeur [5] depuis 1790 au moins et jusqu’en 1820 [6] est « assurément fort ancienne », mais « a été rhabillée au temps de la révolution ou du premier Empire, ainsi qu’en témoignent les ferronneries des fenêtres de sa façade »[7]. L’entrée du passage, dénommée porte Saint-Pierre [8], a « une longueur de 40 pieds environ » et traverse sur toute sa largeur le principal corps de bâtiment dans sa partie droite. Des caves s’étendent au-dessous. Avant la Révolution, le passage conduisait à l’une des entrées latérales de l’église Saint-Paul et était fermé par un portail. Devenues sans utilité après la démolition de l’église et la vente des biens de la fabrique Saint-Paul, les portes « n’ont point été réparées et sont tombées en ruine », de sorte que le passage devient alors espace de circulation pour les habitants mais aussi « le public qui peut y pénétrer à tout heure »[9].

Mais avant de passer ce porche et de pénétrer dans le passage, arrêtons-nous encore un peu sur cette maison du 164 rue Saint-Antoine, et sa voisine du 166, elle aussi disparue. En 1820 ou 1821, Jean-François Galis passe la main, et si lui ou son fils Antoine-Jean reste propriétaire de la maison[10], le bail de la boutique de parfumeur est repris par M. Charles Lambin jusqu’en 1862 [11]. Celui-ci, à l’instar de beaucoup d’autres parfumeurs, apothicaires ou pharmaciens, développe ses propres produits comme sa Poudre orientale pour polir les ongles [12]. Vivant toujours dans un appartement du 164 rue Saint-Antoine, il est aussi, après sa retraite et jusqu’à 1874, membre de la Société entomologique de France avec comme spécialité les coléoptères d’Europe [13].

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D’autres parfumeurs ou fabricants de parfums succèdent à Charles Lambin dans la boutique du 164 : Gamare, jusqu’en 1870, puis Ed. Papin jusqu’en 1883, Thomas et Charles Gougeard jusqu’en 1887, et enfin L. Kunzli jusqu’à la démolition de la maison en 1913.

L’autre boutique donnant sur la rue a été occupée jusqu’en 1890 par une échoppe de cordonniers, tenue par Buzenzet et Royer, puis par le fils Buzenet. Ils sont remplacés par des horlogers, Ratel, puis Bizot, et enfin Vignand qui doit comme son voisin Kunzli quitter la maison en 1913[14].

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Maison rue Saint-Antoine, n° 65 (anc. n° 164), détail (Bibliothèque de la Ville de Paris). Les boutiques de Kunzli, parfumeur, et de Vignand, horloger, juste avant la démolition de la maison.

L’arrière de la maison, enchâssé sous la voûte du porche et éclairé par une petite cour, a pu, selon les époques, abriter une autre activité plus artisanale que commerciale. Dans les années 1830, le 164 rue Saint-Antoine a été l’adresse de la veuve Droz, fabricante de papier de verre « de très-bonne qualité, d’un grain plus régulier que celui des papiers de grès livrés communément au commerce sous le nom de papiers de verre »[15]. Et parmi les locataires de la maison, entre 1860 et 1879, Boyreau, Levé et A. Vallé, instituteurs dans l’école de garçons installée dans le passage, ont successivement vécu au n° 164, peut-être dans le même logement[16].

 

 

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Plan des 162, 164 et 166 rue Saint-Antoine (Plan Vasserot),
vers 1830-1840 (Archives de Paris)

La maison voisine, le n° 166 (n° 63 en 1913), est expédiée en une seule ligne par Lucien Lambeau dans son rapport à la Commission du Vieux-Paris en 1913, alors qu’elle va être abattue : « elle ne présente aucun intérêt », écrit-il [17]. Plus étroite de façade que le 164, son unique boutique est, du tout début du XIXe siècle au milieu des années 1830, occupée par un pharmacien nommé Désir. Un autre pharmacien, Roques, lui succède jusqu’en 1860. L’endroit devient ensuite pour une longue période la boutique d’une suite de limonadiers (Ch. Chevrin, Salaun, M. Carpentier, N. Diou L. Imbert, la veuve Gaillard, Pieux) qui transforment le lieu en hôtel, l’Hôtel de Nice. En 1896, un fleuriste investit la boutique pour quelques années avant de laisser la place en 1903 à un bouillon, tenu par Dulout jusqu’à la démolition de 1913[18].

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A droite, après la voûte, la première porte est celle du n° 1, dont le propriétaire est Hennequin, teinturier de son état (Bibliothèque de la Ville de Paris)

Revenons près de cent ans en arrière, en 1827. Le père Galis a laissé à Lambin le bail de sa boutique de parfumeur au 164 rue Saint-Antoine, et c’est désormais son fils Antoine-Jean qui bataille avec l’administration et avec ses voisins à propos de l’entretien du passage. S’il conteste le statut de voie privée conféré au passage, avec comme corolaire la responsabilité de son entretien dans son ensemble, il est une sujétion à laquelle il ne peut se dérober.  Comme le rappelle l’architecte des domaines et de l’enregistrement Lelong dans son rapport sur la question, il résulte du procès-verbal que, dans la vente de la maison en 1797, « a été comprise comme faisant partie de ladite maison la portion du passage qui y est enclavée », à charge pour cette maison « de souffrir à perpétuité la servitude du passage Saint-Pierre »[19]. Au moins l’administration le dégage de toute responsabilité au-delà de la voûte du porche.

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Plan dressé en 1827, indiquant notamment le sens d’écoulement des eaux (Archives de Paris VO11 3375)

Mais s’il y a servitude du passage, encore faut-il donner des limites à celle-ci. En 1828, Galis revêt sa robe d’avocat pour défendre lui-même ses intérêts de propriétaire. En effet, ceux des maisons du passage situées au-delà du porche induisaient de la clause de servitude « le droit de faire écouler par ce passage toutes les eaux de leurs maisons, quoiqu’ils ne fussent pas autorisés par des concessions particulières ». Et parmi ces voisins peu délicats, Hennequin, propriétaire du n° 1 (voir photographie du porche), qui prétend qu’en vertu de cette clause, le « droit à communication avec une voie publique » donne également droit à « toutes les servitudes accessoires nécessaires au service de la maison, notamment l’écoulement des eaux, même de celles d’un atelier de teinture qu’il avait établi dans sa maison ». Un premier jugement avait réduit ce droit au seul écoulement des eaux de maison, excluant les eaux de teinture. Galis obtient un nouveau jugement qui, arguant notamment que les « clauses constitutives des servitudes [devant] être interprétées en faveur de la libération des fonds », ordonne la « suppression de toutes les eaux sans exception » et condamne Hennequin en tous les dépens [20]. Comment ce dernier a-t-il pu ensuite chasser les eaux de sa maison ? Nous l’ignorons. Mais jusqu’à sa fin, le passage Saint-Pierre a été dépourvu d’égouts, et la question de l’écoulement et de l’évacuation des eaux usées va grandement contribuer à lui conférer sa réputation d’insalubrité.

(A suivre)

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[1] D’abord numérotée 253-254 sous la numérotation sectionnaire mis en place en 1790, puis 164 entre 1805 et 1900, la maison a porté ensuite le n° 66

[2] Le gros pavé sert au pavage des chaussées. Le pavé d’échantillon, qui « n’est autre chose que du gros pavé fendu en deux », est donc deux fois moins épais. Voir Charles-Antoine Jombert, L’architecture moderne ou l’art de bien bâtir, Paris, chez l’auteur, 1764, tome 1, p. 549

[3] Archives de Paris, VO11 3375 dossiers de voirie, passage Saint-Pierre.

[4] Prénom retrouvé grâce à une généalogie du site Généanet.

[5] Un adversaire politique du fils de Galis, Antoine-Jean, qui fut député de l’arrondissement sous la Monarchie de Juillet nous apprend que Galis père était aussi barbier et coiffeur. « M. et Mme Galis auraient peut-être songé à laisser leur démêloir et leur savonnette au mains de leur enfant ; mais le jeune Galis ne mordait pas au crêpé, et l’on peut croire qu’il réussirait peu dans le catogan, et qu’il raterait toujours l’œil de poudre. Aussi fut-il décidé en famille qu’il suivrait un autre état : on le fit entrer à l’Ecole Polytechnique. » (Le Globe, 7 juillet 1842)

[6] Journal général de France, 12 mars 1790, et Almanach du commerce de Paris, an VII (1798) à 1820

[7] Commission municipale du Vieux-Paris – Procès-verbaux, année 1913, p. 206-210.

[8] Lucien Lambeau, L’ancien cimetière Saint-Paul et ses charniers, l’église Saint-Paul… , Paris, 1913, p. 13

[9] Archives de Paris, VO11 3375… op. cit.

[10] Leur demeure se trouve dans un autre passage, au n° 5 du passage Saint-Louis qui joint la rue Saint-Paul à l’église Saint Paul-Saint-Louis.

[11] Almanach du commerce de Paris, années 1821 et suivantes, et Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… Didot-Bottin, années 1857 et suivantes.

[12] Annonce dans Le Ménestrel, Journal de musique, 14 mai 1837.

[13] Annales de la Société entomologique de France, Paris, 1870, p. CXXIV.

[14] Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… Didot-Bottin, années 1857 et suivantes.

[15] Panorama de l’industrie française, T. 2, Paris, Caillet, 1839, p. 60.

[16] Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… Didot-Bottin.

[17] Commission municipale du Vieux-Paris – Procès-verbaux, année 1913, p. 206-210.

[18] Liste établie à partir de l’Almanach du commerce de Paris, années 1805 et suivantes, et de l’Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… Didot-Bottin, années 1857 et suivantes.

[19] Archives de Paris, VO11 3375.

[20] Le Courrier des tribunaux : journal de jurisprudence et des débats judiciaires, 14 sept. 1828

Auteur : Gaspard Landau

Sous le nom de Gaspard Landau, j'explore l'histoire de ce bout du Marais qui, sur les bords de Seine, s'est érigé sur les fondations de l'ancien hôtel Saint-Pol. A côté de cela, sous le nom d'Olivier Siffrin, je suis bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France.

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