
Le tracé en équerre du passage Saint-Pierre, entre la rue Saint-Antoine et la rue Saint-Paul, débouchait dans cette dernière rue par une galerie voûtée traversant l’immeuble du n°34. Datant du XVIIe siècle, cette vieille demeure fut abattue en 1913-1914 pour ouvrir sur la rue Saint-Paul la future rue Neuve-Saint-Pierre, tracée sur les ruines du passage condamné. Lucien Lambeau, de la Commission du Vieux-Paris, dressa alors un rapport validant les démolitions mises en œuvre[1]. Pour écrire cette histoire, nous partirons de son travail et nous le complèterons et l’illustrerons par d’autres informations tirées des archives, de la presse et des sources bibliographiques.

La maison du n° 34 de la rue Saint-Paul avait été construite sous Henri IV ou Louis XIII et portait les caractéristiques de cette époque avec « ses mansardes du 4e étage, coupées par l’entablement du toit, selon la mode d’alors », son « escalier à balustres en bois » à la curieuse disposition, avec « son départ sur la rue même, sans péristyle » [2]. Jusqu’à la démolition de l’église Saint-Paul dans les années 1790, la façade du n° 34, immédiatement contigüe à l’édifice religieux, s’appuyait sur la tour-clocher. Un passage voûté traversait la maison et permettait d’accéder depuis la rue vers le cheminement qui, longeant la nef, menait vers le cimetière Saint-Paul et ses charniers. L’église disparue, son terrain servit d’abord de lieu de stockage pour les marchands de charbon du quartier. Puis, vers les années 1830 ou 1840, furent bâtis contre la maison du n° 34 les immeubles numérotées 30 et 32, juste à l’endroit où auparavant s’était élevée la façade de l’église rue Saint-Paul.

Les propriétaires du n° 34 rue Saint-Paul
Comme beaucoup des maisons et bâtiments entourant l’église, le 34 rue Saint-Paul, qui portait alors le numéro 9, était avant la Révolution propriété du conseil de la fabrique Saint-Paul. Après la nationalisation des biens du clergé et de ceux des fabriques entre 1789 et 1793, il fut d’abord loué au citoyen Carlet, par bail du 21 ventôse an II (11 mars 1794), puis vendu, le 29 brumaire an V (19 novembre 1796), aux citoyens Charles et François Laflèche, demeurant au faubourg Montmartre. A cette vente était associée celle de la maison voisine, alors numérotée 8, puis plus tard 36[3].
En 1800, les Laflèche revendirent le n° 34 à Joachim-Guillaume Perrier, un architecte et entrepreneur en bâtiment[4], qui le céda en 1806 à Jacques-Philippe Lebas, un pharmacien demeurant au 35 rue Saint-Paul, et dont nous reparlerons. La fille de Lebas, Héloïse Madeleine, hérita de la propriété. Son époux, Théodore de Bénazé (1799-1858), était issu d’une famille noble ralliée à la Révolution[5]. D’abord clerc principal, il fut nommé avoué près la Cour royale de Paris le 8 septembre 1824[6], puis avoué près le tribunal de première instance de la Seine entre 1836 et 1855[7]. Il professait des idées républicaines[8] et, en 1848, fut pendant quelques mois maire du 1er arrondissement. Membre du conseil de surveillance et rédacteur au journal Le Siècle[9], Théodore de Bénazé avait aussi été, dans sa jeunesse, l’auteur de pièces de vaudeville, écrites en collaboration avec notamment Eugène Lebas, sans doute un parent de sa femme[10].
A la mort de sa veuve, en 1873, la propriété de la maison passa à leur fils[11], prénommé Théodore-Auguste (1829-1912), qui exerça lui aussi la profession d’avoué près le tribunal de première instance de la Seine. Il habitait boulevard Saint-Germain, fut adjoint au maire du 2e arrondissement et publia en 1881, sous le nom de René de La Ville Josse, Cincinnatus, une étude qui, sous la forme d’un dialogue philosophique, passait « en revue toutes les grandes questions sociales et économiques […] en suspens » dans une société qui se transformait[12].

Théodore-Auguste de Bénazé céda, à titre d’utilité publique, sa propriété à la Ville de Paris pour la somme de 150 000 francs, cet acte étant rendu nécessaire « à l’élargissement de la rue Saint-Paul » et à l’ouverture d’une nouvelle voie à l’emplacement du passage Saint-Pierre[13]
La pharmacie de la rue Saint-Paul
Une seule boutique occupait le rez-de-chaussée de l’immeuble du n° 34. Si l’on ignore à quel type de commerce elle était consacrée avant cette date, son nouveau propriétaire en 1806, le pharmacien Jacques-Philippe Lebas (1781-18..)[14], y transféra l’officine qu’il tenait jusqu’alors en face, au 35 de la rue Saint-Paul. Il y resta jusque vers le milieu des années 1830[15], cédant progressivement la place à un associé, Lelong.
Le pharmacien Jacques-Philippe Lebas était spécialisé dans les sciences vétérinaires. Il fut l’auteur d’un traité de Pharmacie vétérinaire, chimique, théorique et pratique à l’usage des élèves, des artistes et des propriétaires[16], publié en 1806, et qui eut une belle postérité puisqu’il fut réédité sept fois jusqu’en 1875, et toujours sous la responsabilité des pharmaciens qui se succédèrent dans l’officine de la rue Saint-Paul[17]. Entre 1826 et 1831, Lebas, associé à Dupuy, professeur à l’école vétérinaire d’Alfort et la librairie Gabon et Cie, sise rue de l’Ecole de médecine, participa également à la publication d’un Journal pratique de médecine vétérinaire[18].
Comme beaucoup de pharmaciens à cette époque, nous l’avons déjà vu, Lebas élaborait et confectionnait lui-même potions et traitements. La pommade ophtalmique de Lebas, et surtout l’onguent de Lebas, destiné notamment aux soins des chevaux, furent recommandés et prescrits jusqu’au XXe siècle par tous les manuels et revues vétérinaires. Les successeurs de Lebas dans sa pharmacie poursuivirent sous son nom la fabrication et la commercialisation de l’onguent de Lebas : Lelong d’abord, jusqu’en 1858, puis Lemoine jusqu’en 1870, E. Dautreville jusqu’en 1893, brièvement remplacé par Cordier et fils, puis en 1895 par E. Brunet qui tint l’officine jusqu’à la démolition de l’immeuble.
Une photographie de l’intérieur de la pharmacie du 34 rue Saint-Paul fut prise peu avant sa démolition. Les boiseries avaient en effet été remarquées par Lucien Lambeau : « Elles se composent de six panneaux étroits formant pilastres et servant de portes à des placards ou casiers. De jolis motifs sculptés les décorent fort gracieusement. On y voit deux niches se faisant vis-à-vis, dont les sommets sont ornés de monogrammes […] Nous ne saurions dire, à la vérité, si cet intérieur de pharmacie date du XVIIIe siècle ou si ces boiseries ont été apportées depuis ». L’historien de Paris aurait souhaité que la Ville fasse entrer dans les collections du musée Carnavalet ces boiseries, revendiquées par ailleurs par le pharmacien exproprié[19].

[A suivre]
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[1] Lucien Lambeau, Commission municipale du Vieux-Paris – Procès-Verbaux, 1913, p. 205-207.
[2] Lucien Lambeau, op. cit. p. 206.
[3] Lucien Lambeau, op. cit. p. 206 et aussi Sommier des biens nationaux de la Ville de Paris…, pub. par H. Moran et L. Lazare, paris, Cerf, 1920. Pour Lambeau, selon le procès-verbal de la vente, Charles et François Laflèche ne sont qu’une seule et même personne.
[4] Lucien Lambeau, op. cit., p. 206 et le site Vergue
[5] Son père, Pierre-Jean-Marie de Bénazé, seigneur de Villejosse, cadet gentilhomme au régiment de dragons de Monsieur, avait combattu dans les armées du Nord et de l’Ouest et terminé sa carrière au grade de lieutenant-colonel. Son frère, Pierre (mort en 1870), lui aussi cavalier, combattit à Waterloo, en Espagne et en Afrique. Annuaire de la noblesse de France et des maisons souveraines d’Europe, Paris, 1899, p. 275.
[6] Le Courrier français, 30 septembre 1824.
[7] Le Charivari, 27 août 1836 ; R. Kerviler, Répertoire général de bio-bibliographie bretonne, 24 vol., Rennes, Plihon et Hervé, 1886-1908, Livre premier, les Bretons, fasc. 33, p. 473.
[8] «… Il faut rompre, rompre sans ménagement comme sans retour avec les idées de monarchie, idées devenues inapplicables, trompeuses garanties des intérêts publics, théories illusoires qui déjà nous ont coûté trop cher », écrivait-il dans une brochure intitulée Aux royalistes, par un républicain de la veille. 15 janvier 1850, [Paris], L. Blanchard, p. 8 (BnF Gallica ark:/12148/bpt6k5687629c
[9] Voir sa nécrologie, parue dans Le Siècle le 5 février 1858.
[10] Les frères rivaux, ou la prise de tabac, comédie-vaudeville, par Achille Dartois, Eugène [Lebas] et Théodore [Bénazé], Paris, Duvernay, 1822, 22 pages ; pièce jouée au théâtre du Vaudeville, le 3 août 1822. Une heure de veuvage, comédie vaudeville, par MM. [Mazières, Eugène Lebas et Bénazé], Paris, Godin, 1822, 40 pages ; pièce jouée au théâtre du Gymnase le 3 aout 1822 (Joseph-Marie Quérard, La France littéraire ou dictionnaire biographique des savants…, Paris, 1827-1839, tome 5, p. 665 ; Edmond-Denis Manne, Nouveau dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes…, 3e édition, Lyon, 1868, p. 145 ; René Kerviler, Répertoire général de bio-bibliographie bretonne… op. cit, p. 474 ; BnF Catalogue général).
[11] Archives de Paris, D1P4 1053 – Calepin des propriétés bâties rue Saint-Paul, années 1862, 1876 et 1901.
[12] Le livre : revue du monde littéraire, 1882, 3e année, T. 4, p 370.
[13] Archives de Paris, VO11 3367 – Dossiers de voirie, rue Saint-Paul. Également, publication dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 19 juillet 1911, p. 3030.
[14] Selon les almanachs et annuaires, on trouve son nom orthographié de différentes manières à la fin du XVIIIe et au début du XIX siècles : Bas (dit Lebas), ou Le Bas.
[15] La succession des pharmaciens qui ont occupé l’officine du 34 rue Saint-Paul a été établie à partir des almanachs et annuaires suivants : Almanach du commerce de Paris…, années 1798-1838 ; Répertoire du commerce de Paris…, années 1828-1829 ; Annuaire général du commerce, de l’industrie, de la magistrature…, années 1838-1856 ; Almanach général des commerçans de Paris et des départemens…, années 1840-1841 ; Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration… , années 1857-1914.
[16] Pharmacie vétérinaire, chimique, théorique et pratique à l’usage des élèves, des artistes et des propriétaires… suivie du programme des cours de M. Dupuy, professeur à l’École… vétérinaire d’Alfort, Paris, chez l’auteur, 1809 II-344-24 pages. Consultable sur BnF Gallica Intramuros http://gallicaintramuros.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9693783c/f5.item.r
[17] Journal pratique de médecine vétérinaire, Tome 2, 1826, 576 p.
[18] 1ère édition, Paris, chez l’auteur, 1809 ; 2e éd., Paris, chez l’auteur, 1816, VIII-534 p. ; 3e éd., Paris, chez l’auteur, 1826, VIII-539 p. ; 4e éd. corrigée et augmentée, Paris, Lebas et Lelong, Bruxelles, Gabon, 1827, XX-552 p. ; 5e éd. Avec la coopération de M. Lelong, Paris, Lelong, 1836, XX-529 p. ; 6e éd. avec la coopération de M. Lelong, Paris, chez l’auteur, 1847, XX-529 p. ; 7e éd. revue par E. Dautreville et E. Clément, Paris, chez l’auteur, 1875, 632 p.
[19] Lucien Lambeau, op. cit, p. 206-207.