Histoires de quartier… Les faux-jumeaux : les 12 et 14 rue Neuve-Saint-Pierre.

L’Hôtel Stella, 14 rue Neuve Saint-Pierre.

L’ancien hôtel Stella, devenu Hôtel de Neuve.

En cette année 1923, rue de l’Hôtel-Saint-Paul, des terrassiers et des maçons commençaient la construction d’un nouvel immeuble, dessiné par l’architecte Jérôme Bellat, au numéro 12, sur la parcelle dont il était propriétaire à l’angle de la rue Neuve-Saint-Pierre1. De l’autre côté de la rue, juste en face, à l’angle opposé, s’élevait alors une modeste construction en bois couverte de bardeaux bitumés. Elle était enchâssée entre, d’un côté, la longue et massive façade décorée du Grand Cinéma Saint-Paul et, de l’autre, les deux anciennes maisons placées du côté impair de la rue de l’Hôtel-Saint-Paul. C’était un atelier où Madame Velluz fabriquait des matelas. Quelques années plus tard, dans une curieuse continuité, c’est un hôtel qui fut bâti à cet endroit. Un hôtel qui aujourd’hui est toujours là.

En 1921, la parcelle sur laquelle s’élevait auparavant une ancienne maison démolie en 1910 lors des premiers travaux qui allaient transformer l’ancien passage Saint-Pierre, appartenait à Serge Sandberg, le propriétaire du cinéma Saint-Paul. Il l’avait acquise sans doute en même temps que le terrain de l’ancien enclos de la prison Saint-Éloi, sur lequel il avait construit son immense salle de cinéma. Il ne devait pas savoir quoi faire de ce bout de terrain biscornu placé dans son prolongement et sur lequel il n’avait rien bâti.

Du matelas…
Sandberg louait ce bout de terrain à une Mademoiselle Velluz qui habitait la vieille maison mitoyenne qui avait échappé aux démolitions, au numéro 3 de l’ancien passage2. Sans doute l’occupait-elle déjà pour fabriquer ses matelas sous des abris sommaires. En avril 1921, on suppose avec l’autorisation de Sandberg, elle déposa auprès de l’administration des services d’architecture de la préfecture de Paris une demande de permis pour élever à cet endroit « un bas édifice industriel », « une bâtisse en bois pour la fabrication de matelas »3.

Plan et relevé de façade établis par Mme Vaduz pour la construction de son atelier. En rouge, les annotations de l’architecte voyer (Archives de Paris, VO11 3372).


La matelassière n’avait évidemment pas les moyens de faire appel à un architecte pour monter son dossier et l’appuyer auprès de l’administration. Les plans et relevés de son projet d’atelier qui accompagnaient sa demande étaient empreints de maladresse. Ils présentaient une construction d’une surface d’environ 35 m² s’appuyant à gauche sur le mur du cinéma. Son toit en pente incliné vers la droite culminait à 4,20 m. Des baies s’ouvraient sur deux niveaux de façade, peut-être pour éclairer une mezzanine. À la droite de l’atelier, une remise couverte d’une vingtaine de mètres carrés, un peu moins haute que l’atelier et disposant de sa propre entrée, épousait les limites du pan coupé jusqu’au mur pignon de la maison voisine.
Mais le petit bâtiment imaginé par Mademoiselle Velluz ne répondait pas aux normes et contraintes imposées aux nouvelles constructions par l’administration. C’est au crayon rouge que l’architecte voyer chargé d’examiner le dossier annota tout ce qui n’allait pas : absence de conduits de fumée et de toilettes, absence de plan des canalisations, obstruction d’une partie de la petite courette mitoyenne avec la maison voisine, façades en bois non enduites. Le géomètre de la Ville marqua lui aussi son opposition, constatant que le plan joint à la demande faisait apparaître que la façade de la remise n’épouserait pas exactement, à 40 cm près, l’emplacement du tracé en pan coupé, forme imposée désormais aux constructions d’angle de rues. Hérésie pour le géomètre !
Les voisins de Mademoiselle Velluz, les Trogni, des vitriers qui occupaient presque toute la maison voisine du n° 3, l’aidèrent comme ils pouvaient en certifiant qu’elle utilisait déjà l’eau « ainsi que les cabinets d’aisance » de leur maison. Mais l’architecte voyer opposa un refus.
Mademoiselle Velluz s’entêta, renouvelant sa demande en octobre et argumenta en opposant l’absence d’un réseau d’égouts dans la rue à l’exigence de « walter closer » [sic], empêchant pour l’instant un raccordement, mais assurant qu’elle pourvoirait à cet équipement « aussitôt que la rue [serait] canalisée ». Et que de toute façon, son atelier n’occuperait que deux personnes. Elle rectifia aussi le plan et le tracé du pan coupé, et précisa à l’architecte voyer qu’il ne s’agissait que d’une « construction provisoire ».
Il semble bien qu’au regard des derniers arguments, ce dernier proposa finalement de « permettre » à Mademoiselle Velluz de bâtir son atelier. En 1925, l’administration clôturait le dossier, constatant que les travaux de construction avaient été exécutés.

… à la chambre.
Mais la matelassière, ou son successeur, un nommé Berlerin4, « artisan de literie » dut assez vite libérer la place et démonter l’atelier de bois. Sans doute en 1925, Sandberg vendit son bout de terrain à un nommé Michel Ney5, demeurant à Balloy, une petite commune rurale de Seine-et-Marne. Sur la petite parcelle aux contours irréguliers, le nouveau propriétaire décida de bâtir un hôtel6, et il en confia la construction à l’architecte Louis Cré.
Né en 1886 à Noisy-le Grand7, Louis Jean Cré était le fils d’Eugène Cré (1856-1916)8, qui était lui-même architecte. Ayant habité durant toute sa carrière rue de Belleville9, c’est essentiellement avec des constructions situées dans l’Est parisien, et particulièrement le 20e arrondissement qu’Eugène Cré exerça son activité entre 1882 et 191310. Si on relève quelques immeubles de cinq étages à la façade soignée, l’essentiel de ses réalisations est constitué d’immeubles faubouriens, souvent de deux ou trois étages, voire de simples maisons à un étage ou des surélévations.
Louis Jean Cré, qui s’était sans doute formé auprès de son père Eugène, travailla lui aussi presque exclusivement dans le 20e arrondissement11. Il signa sa première réalisation en 1907, une surélévation pour un immeuble de l’avenue Gambetta. Plus que son père encore, c’est dans la construction de maisons et de petits immeubles d’un ou deux étages, de surélévations, de hangars, d’ateliers qu’il se spécialisa, peut-être faute de pouvoir mieux. Ce type d’habitat était cependant caractéristique des arrondissements de l’Est parisien avant les grandes destructions des années 1960-197012. On peut toutefois relever parmi son œuvre d’architecte le groupe de six maisons d’un étage qu’il construisit en 1923 à la périphérie du 20e arrondissement, rue Irénée Blanc, dans ce quartier de pavillons mitoyens avec jardin dénommé La Campagne à Paris, toujours debout aujourd‘hui13. En regard de son parcours, on peut donc s’étonner que Louis Cré ait été choisi par Michel Ney pour être l’architecte de l’hôtel qu’il voulait construire sur sa parcelle de la rue Neuve-Saint-Pierre, mais cette attribution est incontestable14.
Si l’on ignore quel pouvait être le cahier des charges imposé à Louis Cré, sa contrainte majeure était évidemment la taille réduite et irrégulière de la parcelle (76 m²) accentuée par l’obligation de respecter le pan coupé, imposée par sa situation à l’angle de deux rues, ainsi que par la conservation de la courette de 9 m² mitoyenne qui éclairait l’immeuble voisin. La profondeur constructible du terrain était au maximum de 7,45 m sur la gauche et se resserrait jusqu’à 1,15 m à sa droite, là où le pan coupé empiétait la surface utile, tout comme il brisait la longueur de la façade.

Plan de Paris à vol d’oiseau, dressé et dessiné par G. Peltier 1920-1923 (extrait) – BnF Gallica.


S’appuyant à gauche sur la longue façade du Grand Cinéma Saint-Paul, l’immeuble du 14 rue Neuve-Saint-Pierre, construit entre 1925 et 1926, est bâti sur caves et compte cinq étages, un sixième en attique et un septième sous combles. La façade est en béton enduit du rez-de-chaussée au premier étage, puis en briques rouges jusqu’au toit. Une travée de bow-windows reposant sur deux consoles placée au-dessus du pan coupé depuis le 2e étage jusqu’à l’attique, en béton peint en blanc, contraste avec le parement en briques qui l’encadre. Les linteaux des fenêtres, formant allège de celles placées au-dessus, sont en béton et se distinguent les uns des autres par des motifs géométriques simples et différents.
Avec la corniche à denticules et le linteau du dessus de porte décoré d’un motif de corbeille de fleurs, il s’agit bien là des seules décorations de cette façade. Elle faisait presque miroir avec celle de l’immeuble de briques bâti par Jérôme Bellat entre 1923 et 1925 à l’angle opposé du carrefour avec la rue Neuve-Saint-Pierre. Rien ne montre que cette similitude ait pu être imposée de façon règlementaire dans le cadre d’un projet urbanistique qui semble n’avoir jamais réellement existé de façon aboutie dans l’histoire de la transformation du passage Saint-Pierre15. En ces années d’après-guerre où les besoins de la reconstruction sont immenses, brique et béton se sont largement répandus comme matériaux de construction moins onéreux que la pierre de taille.
Dans son projet architectural, Louis Cré s’est trouvé confronté aux mêmes contraintes qui s’étaient imposées à Bellat pour bâtir un immeuble sur une parcelle également sans profondeur et positionnée en angle de rue. N’ayant semble-t-il jamais dans sa carrière construit d’immeuble de cette hauteur, Cré s’est sans doute fortement inspiré de l’œuvre de son collègue. Quoi qu’il en ait été, cette symétrie aura donné à ce carrefour une certaine cohérence, les façades de briques des deux immeubles d’angle répondant en plus à celle également de briques de l’école communales de garçons située en face, dont la construction s’est terminée en 1923.

A droite de la photo, l’hôtel Stella placé dans le prolongement du Cinéma Saint-Paul (années 1960) – (Phot. Philippe Bernard, Paris Historique).


L’Hôtel Stella.
La ressemblance entre les deux constructions des 12 et 14 rue Neuve-Saint-Pierre s’arrêtait cependant à leur aspect extérieur. Le n° 12 était un immeuble résidentiel et son architecte et propriétaire, M. Bellat, l’avait pourvu d’un seul et unique appartement de plusieurs pièces par niveau. Au contraire, au n° 14, tout l’enjeu pour Louis Cré aura été de doter les étages d’un maximum de chambres pour optimiser au mieux la rentabilité du futur hôtel meublé.
Trois chambres occupent le rez-de-chaussée, deux d’entre elles encadrant un vestibule placé dans le prolongement de la porte d’entrée et menant à l’escalier de l’immeuble. Chacune de ces trois chambres avait une superficie de 11 à 12 m² et disposait d’une fenêtre ouverte sur la rue. Il ne semble pas que l’hôtel ait eu un espace de réception spécifique , et on doit supposer que Justin Caumel, « principal locataire » qui prit la gérance de l’hôtel meublé en 192616, occupait une ou deux des trois pièces du rez-de-chaussée. Il devait aussi disposer de la petite cuisine qui jouxtait la courette. Celle-ci avait été vitrée au niveau des combles avec des châssis qui s’ouvraient pour l’aération . Un unique escalier desservait les étages, mais aussi un sous-sol divisé en trois caves, dont l’une abritait la chaudière assurant le chauffage de l’immeuble.
Du 2e au 6e, tous les étages avaient la même physionomie. Ils étaient partagés entre trois petites chambres rectangulaires d’une superficie de 9,5 m² à 10,2 m² dont les fenêtres alignées donnaient sur la rue Neuve-Saint-Pierre, et une plus grande chambre de 12,2 m² de forme triangulaire et agrandie par le bow-window (sauf au 1er étage), située du côté du pan coupé. Un couloir étroit les desservait le long de l’escalier, lui-même encadré d’un côté par un débarras et de l’autre par un WC17. Escalier et WC étaient éclairés par des fenêtres ouvertes sur la courette. Les quatre chambres du 7e étage sous combles et équipées de fenêtres en lucarne avaient une surface un peu plus réduite, notamment celle d’angle, sans bow-window, leur volume étant de plus diminué par l’inclinaison du toit.

Plan de construction de l’hôtel, établis par Louis Cré (Archives de Paris, 3589W1653)


L’hôtel de la rue Neuve-Saint-Pierre prit le nom d’Hôtel Stella18. C’était un de ces établissements, nombreux dans les quartiers populaires, où pouvaient trouver à se loger des travailleurs plus ou moins précaires, ou isolés, des migrants venus de province ou de l’étranger, tous vivant dans des conditions économiques et sociales qui leur interdisaient de pouvoir trouver une location avec bail. La population parisienne avait massivement augmenté depuis la fin du XIXe siècle, avec un million d’habitants supplémentaires entre 1872 et 1911, aggravant la faiblesse de l’offre en logements. Conséquence de cette situation, la « prolifération des garnis » et meublés s’expliquait aussi « par la transformation pure et simple de maisons ordinaires en maisons meublées, qui [permettaient] de meilleurs profits pour les propriétaires ». Entre 1921 et 1927, c’était plus de 10 % de la population parisienne qui vivait en hôtels meublés ou en garnis19. En 1921, cette proportion s’élevait à 15,6 % pour le 4e arrondissement, avec 13 893 personnes logeant dans des garnis sur une population de 88 806 habitants20.


C’est par bribes, au travers d’articles de presse où ils sont cités ou de petites annonces, que nous entrevoyons la vie des femmes et des hommes qui ont vécu dans les chambres étroites de l’hôtel meublé tenu par Justin Caumel. Certains ne devaient être que de passage, pour une nuit ou deux. Pour beaucoup sans doute, la durée des séjours pouvaient dépasser plusieurs mois, voire plusieurs années. Et plus nombreux que les célibataires, dans ces années 1920, ce sont très majoritairement des couples et des familles qui, faute de pouvoir disposer d’un logement, trouvaient refuge dans les hôtels et les garnis21.

L’ancien hôtel Stella, devenu Hôtel de Neuve.

L’hôtelier.
De ceux qui vécurent à l’Hôtel Stella de la rue Neuve-Saint-Pierre, celui sur lequel nous savons le plus est Justin Caumel, qui fut très longtemps à la tête de l’établissement. Il fut d’abord le principal locataire du nouvel hôtel dès la fin de sa construction22, c’est-à-dire celui qui louait l’immeuble entier à son propriétaire, Michel Ney, pour sous-louer ensuite les chambres à son profit. Avant de s’installer rue Neuve-Saint-Pierre, Caumel, né en 188323, avait tenu en 1914 un commerce de vins au 12, Cité Bergère (9e arrondissement), immeuble également occupé par un hôtel géré alors par un nommé Le Gal24. Combattant de la Première Guerre mondial, il fut décoré de la Croix de Guerre25. La paix revenue, Caumel retourna à son commerce Cité Bergère. Il le quitta en 1922 pour reprendre un nouveau bar au 67, rue Saint-Maur, à l’angle de la rue Saint-Ambroise.
Au mois de juin 1926, Michel Ney, mit en vente le fonds de commerce de son hôtel tout juste construit26 et Justin Caumel en fit l’acquisition, devenant le gérant du nouvel Hôtel Stella. Si les premières années d’exploitation furent sans doute profitables pour l’hôtelier, quand pénurie de logements et afflux de migrants favorisaient hôtels et garnis , les années trente virent fortement diminuer la clientèle. « Un très net mouvement de reflux s’ [amorça] dès 1932 : de 1933 à 1939, la baisse du nombre de logeurs déclarés à la préfecture [fut] considérable, une baisse de 40 % en sept ans, si bien qu’à la veille de la seconde guerre , les garnis parisiens [étaient] revenus à des niveaux comparables à ceux du début du siècle »27. Le programme de construction de logements bon marché entrepris à la périphérie de la capitale, la crise économique et, conséquence de celle-ci, le départ de nombreux étrangers, entraîna, par la raréfaction de leur clientèle habituelle, la fermeture de nombreux garnis et hôtels meublés28. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Justin Caumel, « exploitant un commerce d’hôtel meublé, 14 rue Neuve-Saint-Pierre, à Paris », victime de cette conjoncture, fut ainsi déclaré en faillite29. Mais peut-être abandonna-t-il alors d’une façon ou d’une autre le bail d’exploitation de l’hôtel à son fils.
En 1947, on retrouve Justin Caumel s’engageant dans une nouvelle aventure hôtelière dans le 15e arrondissement, au 48, boulevard Garibaldi. Il reprit le fonds de commerce d’un café-hôtel « pour une durée d’une année, à compter du 1er mai 1947 »30, et sans doute en confia-t-il la gérance à l’un de ses fils31.
Mais c’est au titre d’exploitant d’ « un hôtel, 14 rue Neuve-Saint-Pierre, à Paris (4e) », que « fidèle abonné », qu’il reçut l’hommage du journal des métiers de la restauration et de l’hôtellerie, L’Auvergnat de Paris, au moment de son décès le 20 mars 195032.
L’année suivante, le 27 octobre 1951, la veuve de Justin Caumel, Berthe-Adèle Edmée Salavert, et son fils André-Pierre, qui exploitait alors l’hôtel Stella, vendirent le fonds de commerce à Louis-Eugène Prodhon, qui vivait rue de Lyon33. Le propriétaire de l’immeuble était à cette époque un dénommé Louis Vacher, habitant 51, rue Villiers-de-L’Isle-Adam34.

Fragments de vies.
L’Hôtel Stella de la rue Neuve-Saint-Pierre a conservé au moins jusque dans les années 1960 sa fonction de domicile provisoire, de plus ou moins longue durée, pour nombre d’hommes et de femmes qui, pour des raisons économiques ou autres, ne pouvaient louer, et encore moins acquérir, un logement personnel. Les quelques traces laissées par ces personnes dans les pages des journaux jusqu’à ces années-là ne permettent pas de reconstituer des parcours de vie. Elles ne sont que des éclairs qui brièvement révèlent des existences passées dans l’ombre.
Qui étaient-elles, ces « mère et fille » logées durant de longs mois à l’Hôtel Stella, qui cherchaient des places de « cuisinière et femme de chambre » à Paris, à la mer ou à la campagne entre octobre 1926 et juillet 1927, plaçant leurs multiples annonces dans les journaux en indiquant le simple prénom de Maria, ou de Léa, ou d’Anna, ou d’Alice, c’était selon, et leur adresse, 14 rue Neuve-Saint-Pierre.

Les personnes composant le monde de la domesticité étaient nombreuses à trouver refuge dans les hôtels et les garnis, entre deux places dans des maisons bourgeoises où le logement dans les chambres de bonnes des combles était souvent fourni.

Dans les années 1960 encore, on trouvait parmi les clients logés à l’Hôtel Stella des gens de maison à la recherche d’une place.

Dans ces même années 1960, c’était l’Hôtel Stella qui de son côté recherchait du personnel, formulant parfois bizarrement ses exigences.

Parmi les annonces, certaines font entrevoir des talents particuliers. Celle-ci par exemple, d’une certaine demoiselle Caumel, habitant l’hôtel du 14 rue Neuve-Saint-Pierre et sans doute fille de son gérant, Justin Caumel. Trouva-t-elle l’écrivain qui sût reconnaître ses qualités ?

En pleine Occupation, l’Hôtel Stella servit aussi de lieu d’embauche.

On ne sait quelle entreprise ou quelle autorité, française ou allemande, a pu organiser cette embauche collective. La méthode était sans doute un peu trop grossière s’il s’agissait de trouver des « volontaires » pour partir travailler en Allemagne. Mais « pendant toute la durée de l’Occupation, la politique constante des autorités allemandes a consisté à refuser toute augmentation de salaires dans les entreprises françaises. En revanche, ces mêmes autorités offraient des salaires doubles, triples et parfois quadruples (assortis d’avantages divers) aux travailleurs français embauchés dans les firmes qu’ils contrôlaient et ce afin d’attirer à leur profit le maximum de main-d’œuvre »35. Combien se rendirent à ce rendez-vous à l’Hôtel Stella, attirés par cette prime de 1000 francs, soit l’équivalent des 2/3 d’un salaire mensuel moyen ouvrier ?

Quelques annonces pouvaient, elles, avoir comme un parfum d’escroquerie.

De l’hôtel meublé à l’hôtel d’aujourd’hui.
Le paysage autour de l’Hôtel Stella se modifia totalement au cours des années 1950 à 1970. Vers 1953-1955, les très vieilles maisons voisines des n°1 et 3 rue de l’Hôtel-Saint-Paul, qui avaient échappé aux démolitions de l’ancien passage Saint-Pierre entre 1910 et 1925, furent abattues. Et à la fin des années 1960, le Grand Cinéma Saint-Paul, toute gloire perdue, tombait à son tour sous la pioche des démolisseurs. Un nouvel ensemble formé par un immense immeuble sans grâce enserrait désormais l’Hôtel Stella sur ces deux côtés.
Cette transformation et celles qui se sont opérées dans notre quartier à partir des années 1970 et 1980, les embellissements et l’embourgeoisement, le développement touristique et culturel accompli au détriment des activités industrielles et artisanales, qui marquaient jusqu’alors son territoire, ont progressivement éloigné la population qui logeait dans les hôtels meublés. Ayant perdu leur clientèle habituelle, ceux-ci ont pour beaucoup disparu et ont été convertis en immeubles de logements. D’autres ont poursuivi leur activité, en devenant des hôtels de tourisme et en montant en gamme au prix de travaux parfois importants pour améliorer un confort resté jusqu’alors souvent sommaire. C’est ce qu’il advint à l’Hôtel Stella. En 1979, M. Dies, son propriétaire d’alors, entreprit la construction d’un ascenseur qu’il plaça dans la courette qui avait subsisté36. En 1993 furent entrepris de grands travaux : la façade fut ravalée, deux porte-fenêtres remplacèrent des fenêtres du rez-de-chaussée et la marquise fut changée37. Des améliorations successives, bien que contraintes par les dimensions réduites imposées aux chambres par l’étroitesse et le manque de profondeur du bâtiment, ont au fil des ans transformé l’ancien hôtel meublé. Il est devenu aujourd’hui, sous le nom d’Hôtel de Neuve, un hôtel 3 étoiles dont l’histoire reste à faire.

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  1. Par décret du 6 juin 1922, la partie de l’ancien passage Saint-Pierre allant de la rue Saint-Paul jusqu’à son prolongement rue Beautreillis prend le nom de rue Neuve-Saint-Pierre. La voie partant de cette dernière rue et la reliant à la rue Saint-Antoine prend le nom de Rue de l’Hôtel-Saint-Paul. ↩︎
  2. Ce numéro 3 passage Saint-Pierre deviendra le n° 1 rue de l’Hôtel-Saint-Paul à partir de juin 1922. ↩︎
  3. Archives de Paris, VO11 3372, dossier contenant toutes les pièces relatives à la demande de construction de Mademoiselle Velluz (1921-1925). ↩︎
  4. Référencé dans l’Annuaire du commerce Didot-Bottin, Paris, Firmin-Didot frère, années 1923 et 1924. ↩︎
  5. Nous n’avons pu déterminer si ce Michel Ney est le même dénommé Ney, un crémier logé au n° 3 de la rue de l’Hôtel-Saint-Paul dans les années 1922-1925. ↩︎
  6. On se souvient que s’agissant de l’immeuble situé à l’angle opposé (voir article sur le 12 rue Neuve-Saint-Pierre ), tout juste construit en 1925 et dont le terrain avait été vendu par la Ville, une des clauses stipulait que les constructions ne pouvaient « en aucun cas être affectées à l’usage d’un hôtel meublé », cela « à perpétuité à titre de servitude » (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 22 août 1922). La Ville n’avait pas autorité pour imposer une telle réserve à la transaction menée entre le vendeur de la parcelle du 14 rue Neuve-Saint-Pierre, M. Sandberg, et son acquéreur. ↩︎
  7. Archives départementales de Seine-Saint-Denis, en ligne, Noisy-le Grand Naissance-Mariages-Décès 1885-1888, acte n° 62. ↩︎
  8. Archives de Paris, Etat civil, tables décennales 1913-1922, 20e arrondissement. ↩︎
  9. Au n° 196 de 1882 à 1888, puis au n° 193 jusqu’en 1895, et enfin au n° 151, jusqu’à un ultime déménagement à deux pas de la rue de Belleville, 161 rue Pelleport, en 1911 (parcours établi à partir des Demandes d’autorisation de bâtir relevées dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris). ↩︎
  10. On recense au gré des parutions de Demandes d’autorisation de bâtir dont Eugène Cré est l’architecte désigné publiées entre 1882 et 1913 dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 38 constructions dans le 20e arrondissement, 6 dans le 19e et le 12e et 3 dans le 11e. ↩︎
  11. 31 réalisations recensées entre 1907 et 1924 dans le 20e arrondissement, 1 dans le 11e, 1 dans le 13e et notre hôtel dans le 4e d’après les Demandes d’autorisation de bâtir relevées dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris. La distinction entre les travaux relevant d’Eugène et de Louis Cré, leurs prénoms n’étant pas toujours indiqués dans ces Demandes…, a pu être établie par la mention Cré fils, parfois présente, et surtout par leurs adresses distinctes. Louis Cré a vécu et/ou travaillé aux adresses suivantes : 39 rue de l’Ermitage (1907), 35 rue de la Chine (1908 à 1910), 1 rue des Envierges (1912 à 1913), 48 rue des Orfila (1914), 10 et 8 avenue du Père Lachaise (à partir de 1920). ↩︎
  12. Des 32 constructions de Louis Cré qui ont pu être recensées, 24 ont aujourd’hui disparu. ↩︎
  13. Pavillons situés aux numéros 12, 17, 26, 30, 36, 38 et 66 rue Irénée Blanc. Demandes d’autorisation à bâtir publiées le 21 décembre 1923. ↩︎
  14. Les plans sont signés « Mr Cré, architecte, 10 avenue du Père Lachaise, Paris » (Archives de Paris, 3589W1653 casier sanitaire). On notera aussi que Louis Cré semble ensuite mettre un terme à sa carrière d’architecte, en tout cas à Paris, même s’il reste référencé sous cette profession jusqu’en 1930 (selon l’Annuaire du commerce Didot-Bottin). On ne trouve plus trace de lui parmi les architectes nommés au fil des Demandes d’autorisation de bâtir ou de construire publiées à partir de 1926 dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris. Louis Cré est toutefois encore présent dans l’Annuaire des architectes : France, Afrique du Nord, Colonies entre 1935 et 1937. Peut-être s’est-il alors reconverti comme syndic de propriétés ; on le trouve dès 1923, sous le nom de Cré de Kersac, dans divers actes et procès-verbaux relatifs à des dispositions et règlements de copropriétés (Bull. mun. off. de la Ville de Paris, 21 nov. 1923 et 17 déc. 1923). Louis Jean Cré décède le 24 avril 1955 à Paris, 20e arr. (AD 93). ↩︎
  15. Sur l’histoire du passage Saint-Pierre et de sa transformation, voir les articles de ce blog parus de mai 2018 à octobre 2020. ↩︎
  16. Archives de Paris, 3589W1653 Casier sanitaire, et Annuaire du commerce Didot-Bottin, années 1925 et suivantes. ↩︎
  17. Le descriptif que l’on donne ici est basé sur le portefeuille de plans dressés et signés par l’architecte le 16 mars 1925. Ce portefeuille contient les plans du sous-sol, du rez-de-chaussée, du 2e et du 7e étage. Il est indiqué sur le plan du 2e étage, sur lequel un WC est bien localisé, que « tous les étages sont semblables sauf le 1er où la surface de la chambre sur angle est de 10,36 m² » (elle est réduite par l’absence de bow-window). On peut donc supposer que l’architecte avait prévu l’installation d’un WC par étage. Or, dans un document établi lors du contrôle du raccordement à l’égout de l’immeuble le 21 janvier 1927, il est indiqué que l’on ne compte que quatre WC dans l’immeuble, au 1er, 3e, 4e et 6e étage (Archives de Paris, 3589W1653 casier sanitaire) . Sans doute le propriétaire a-t-il voulu réduire les frais de construction, cela aux dépens du confort des futurs locataires de son hôtel meublé. ↩︎
  18. Annuaire du commerce Didot-Bottin, années 1926 à 1975. ↩︎
  19. Claire Levy-Vroeland, « Les avatars de la ville passagère », Annales de la Recherche urbaine, 2003, n° 94, p. 96-106 https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_2003_num_94_1_2514?q
    « La distinction entre les hôtels et les garnis tient dans le statut du bailleur et dans la nature des prestations : dans le cas des hôtels, l’établissement est géré par un professionnel de l’hôtellerie, inscrit comme tel au registre du commerce. Des prestations annexes sont fournies telles que le linge, le nettoyage de la chambre et des parties collectives, le petit déjeuner parfois, etc… Dans le garni, le bailleur n’est qu’un logeur, pas nécessairement professionnel, et les prestations susmentionnées ne sont généralement pas fournies » (p. 97). L’Hôtel Stella entre dans la première catégorie. ↩︎
  20. Alain Faure, Claire Lévy-Vroelant, Une chambre en ville : hôtel meublés et garnis de Paris 1860-1990, Paris, CREAPHIS, 2007, p. 345. ↩︎
  21. Claire Levy-Vroeland, op. cit. , p. 99. ↩︎
  22. Archives de Paris, 3589W1653 casier sanitaire – Document relatif au raccordement aux égouts. ↩︎
  23. Année de naissance déduite de l’avis de son décès à l’âge de 67 ans, paru dans L’Auvergnat de Paris, 1er avril 1950. ↩︎
  24. Le parcours de Justin Caumel au fil des années a été établi à partir de l’Annuaire du commerce de Paris Didot-Bottin. ↩︎
  25. L’Auvergnat de Paris, 1er avril 1950. ↩︎
  26. L’Auvergnat de Paris, 12 juin 1926. ↩︎
  27. Alain Faure, Claire Lévy-Vroelant, op. cit., p. 31-32. ↩︎
  28. Claire Levy-Vroeland, op. cit. , p. 100. ↩︎
  29. Les Échos, 30 juin 1939 et La Journée viticole, 25 juillet 1939. ↩︎
  30. Le Quotidien juridique, 16 avril 1947. ↩︎
  31. Nous faisons cette hypothèse sur la base d’un avis de naissance paru le 27 mars 1948 dans L’Auvergnat de Paris annonçant la naissance, 48 boulevard Garibaldi, du premier enfant des « époux Caumel-Puech ». ↩︎
  32. L’Auvergnat de Paris, 1er avril 1950. Justin Caumel, après une cérémonie religieuse en l’église Saint-Paul-Saint-Louis, « fut transporté à Champ-Saint-Père (Vendée) où [eut] lieu l’inhumation dans le caveau de famille ». ↩︎
  33. Archives commerciales de France, 30 octobre 1951. ↩︎
  34. Mémento-guide du propriétaire , annuaire officiel de la Chambre syndicale des propriétés immobilières de la Ville de Paris. Année 1951-1952. Documentation immobilière, liste des immeubles de Paris, liste des propriétaires de Paris, adresses utiles, page B619. ↩︎
  35. Site Résistance 60, consulté le 20/01/2025. ↩︎
  36. Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 12 août 1979. ↩︎
  37. Autorisation d’urbanisme DT 075 104 93 V6028 (https://www.bercail.com/paris/75004/rue-neuve-saint-pierre/14) ↩︎

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Auteur : Gaspard Landau

Sous le nom de Gaspard Landau, j'explore l'histoire de ce bout du Marais qui, sur les bords de Seine, s'est érigé sur les fondations de l'ancien hôtel Saint-Pol. A côté de cela, sous le nom d'Olivier Siffrin, je suis bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France.

Une réflexion sur « Histoires de quartier… Les faux-jumeaux : les 12 et 14 rue Neuve-Saint-Pierre. »

  1. BONJOUR Olivier

    Encore bravo et remerciements pour cette enquête minutieuse de l’histoire de l’hôtel Stella fondé sur des matelas si j’ai bien lu !

    D’autant plus intéressé que j’y ai travaillé en 1987-1988 et en 1990 du temps de Mr et Mme Chertier.

    Beaucoup de souvenirs donc..

    Francis Marchand

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