Appelé au nom de la Commission du Vieux Paris qu’il préside à donner un avis sur la prochaine démolition des maisons situées 25, 27 et 29 rue Beautreillis, l’archiviste et historien de Paris Lucien Lambeau rend à la municipalité un rapport sommaire et un jugement sans appel[1]. « Au point de vue architectural, ces immeubles, quoique fort anciens, n’offrent que peu d’intérêt, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur » écrit-il. Comme il est alors la règle dans le cas de démolitions de bâtiments anciens, il propose que des reproductions photographiques soient faites, et donne même des indications précises pour la prise de vue. Ainsi « la haute et étroite façade » du n° 29 rue Beautreillis, « qui, sur la rue Saint-Antoine, porte le n° 45 […] devrait être prise de façon à obtenir l’immeuble dans toute sa hauteur sur la rue Saint-Antoine, depuis le rez-de-chaussée, encore muni d’une grille ancienne de marchand de vin, jusqu’au toit à pignon pointu ». C’est grâce à ces photographies qu’aujourd’hui nous conservons l’image de cette partie de la rue disparue au début du XXe siècle.
A l’aide d’autres documents, nous pouvons essayer d’en connaître un peu plus sur chacune de ces trois maisons et sur les gens qui y vivent au début du XXe siècle. Les relevés de l’atlas Vasserot-Bellanger (1830-1850)[2] dressent le plan précis des trois immeubles avec leurs ouvertures, cloisons intérieures et escaliers tels qu’ils étaient au milieu du XIXe siècle et sans aucun doute tels qu’ils devaient sensiblement se présenter au moment de leur destruction en 1907. Les documents cadastraux nous donnent d’autres précisions sur l’aspect et l’état des maisons, et leurs habitants[3]. Les dossiers des procédures d’expropriation et d’indemnisation établis au moment de leur démolition font parler propriétaires et habitants, tenanciers de boutiques et simples locataires. Enfin des faits divers relatés dans la presse décrivent quelques tranches de vie, parfois dramatiques.
Le 25 rue Beautreillis
Une construction en médiocre état
La photographie prise vers 1906 nous montre l’immeuble du n° 25 avec son pignon, que la reconstruction en retrait de l’immeuble voisin a découvert en partie. Il est couvert de nombreux placards publicitaires et un lampadaire est fixé à son angle. Le descriptif établi en 1852 dresse le tableau suivant du n° 25 : « Cette propriété a son entrée par une porte d’allée. Elle consiste en un seul corps de logis, simple en profondeur, élevé sur caves d’un rez-de-chaussée, quatre étages carrés et cinquième en mansarde. Construction en médiocre état, en moellons et pans de bois, desservie par un escalier peu facile. Deux croisées de face sur rue. Boutique et très petites locations ». Les relevés de 1862 et 1876 reprennent en plus succinct encore la même description. Nous apprenons toutefois que l’immeuble ne dispose pas de ses propres commodités ; celles-ci sont situées dans l’immeuble d’à côté, le n° 27 où « dans la boutique est un puits mitoyen avec la maison voisine. En haut de ladite maison sont des latrines communes aux deux autres maisons contigües de droite et de gauche ».
L’état dressé au moment du calcul de la valeur de l’immeuble, en 1906, fait mention en plus d’un « bâtiment d’un rez-de-chaussée et d’un étage », visible sur la photographie à droite du bâtiment principal. D’après le plan parcellaire municipal de la fin du XIXe siècle, seul le tiers tient du n°25, le reste dépendant du n° 27 voisin. Un autre document nous apprend que la couverture de l’immeuble est en tuiles. Occupant une superficie de 36,50 m2 au niveau du rez-de-chaussée, l’ensemble des niveaux, caves comprises, offre une surface totale de 213 m2.
Le n° 25 et ses voisins n° 27 et 29 présentent bien des similitudes dans leur élévation, avec leurs façades marquées des mêmes moulures en cordon entre les étages. Elles témoignent peut-être de leur rénovation d’ensemble entreprise au sortir de la guerre de 1870[4].
Le n° 25 a été acquis en 1875 par Claude-François Léger, négociant qui a habité rue Vieille-du-Temple, puis au n° 7 Place des Vosges, et vivant en 1906 au Parc-Saint-Maur. L’immeuble appartenait auparavant à Edouard-Henri-Laurent Briex, qui l’avait acquis en 1868 à la succession de Pierre-Joseph Dessieux. Celui-ci, qui en était propriétaire depuis 1842 et vivait rue des Petits-Augustins, tirait de la location de sa propriété, dans les années 1860, un revenu annuel de 1600 francs.
Au même titre que les autres propriétaires et locataires à bail des immeubles condamnés, Claude Léger est inscrit sur le tableau des personnes à indemniser. C’est un jury, dirigé par un magistrat du Tribunal de première instance de la Seine et composé de treize citoyens, qui va décider du montant des indemnités versées aux expropriés des trois immeubles de la rue Beautreillis. Il se réunit le 8 juin 1907, et les jurés vont s’attacher à trouver les compromis les plus équitables entre les offres de la Ville et les prétentions de expropriés.
Face au conseil de la Ville, maître Rousset, qui propose 25 000 francs d’indemnités à M. Léger, l’avocat de celui-ci, maître Le Baruyer revendique la somme de 62 333, 30 francs. C’est bien au-delà del’estimation foncière qui avait évalué la valeur de l’immeuble à 32 500 francs pour le fonds, 1 700 francs pour la valeur locative et 3 000 francs comme frais divers, le tout arrondi à 37 000 francs. Nous ne connaissons pas le détail de la plaidoirie de l’avocat de Claude Léger, mais il est décidé que les jurés se rendront rue Beautreillis pour voir eux-mêmes l’immeuble et décider du montant de l’indemnité après examen du bien. Résultat de cette visite, lorsqu’il se réunit le 13 juin pour fixer et arrêter « les indemnités dues aux […] propriétaires et locataires à raison de leur dépossession, éviction, troubles dans la jouissance et pour toutes causes », le jury accorde 43 000 francs à Claude Léger.
Cette somme, Claude Léger sait déjà à quoi l’employer : la maison du 25 rue Beautreillis est hypothéquée, avec une autre de ses propriétés rue de Thorigny, comme garantie d’un prêt de 40 000 francs que lui a consenti Eugène Grevel, imprimeur 18 rue du Faubourg-Saint-Denis. Mais plus étonnant, Claude Léger est également débiteur envers son locataire du n° 25, André Bretrix, et cela pour la somme de 8 000 francs que ce dernier lui a prêtée.
Locataire et entrepreneur
En 1906, André Bertrix est locataire de l’ensemble de l’immeuble du 25 rue Beautreillis, boutique et logements, et il paye à Claude Léger un loyer annuel de 1700 francs. Il est chiffonnier et brocanteur, et son « commerce consiste dans la vente et l’achat de mobiliers, chiffons, papiers, peaux, os, vêtements ». Sa « clientèle se compose en grande partie de gens du quartier venant offrir leur mobilier et en partie de gens de passage ».
C’est son père qui, en 1874, a installé ce commerce de « chiffonnier en détail » dans la boutique de l’immeuble. A cette époque, au lendemain de la guerre, du siège de Paris et de la Commune, et après les travaux de réfection et de consolidation des façades effectués au sortir de ces années mouvementées, il avait succédé à un marchand de vins, Plisson, qui avait occupé le lieu depuis au moins 1851 jusqu’à 1870[5]. A la mort de Bertrix père, vers 1885, sa veuve lui succède. A son décès en 1896, André, qui avait jusqu’alors «travaillé en chambre rue de l’Ecole polytechnique », reprend l’affaire familiale au n° 25 rue Beautreillis.
Pour son commerce, il dispose de tout le rez-de-chaussée, composé de la boutique et d’une arrière-boutique, d’une cuisine ainsi que des caves. Il est aidé d’un « ouvrier logé, nourri, entretenu et payé 560 francs par an ». André Bertrix, son épouse qui travaille avec lui (peut-être la femme debout sur le pas de porte, sur la photo), et ses deux enfants, âgés de 16 et 6 ans en 1905, vivent au premier étage dans un ensemble comprenant deux logements : à gauche, un premier formé d’un cabinet et d’une petite cuisine, et de deux fenêtres sur rue, et au fond un second constitué d’une seule pièce avec cheminée et une fenêtre sur rue.
Mais les Bertrix sont également des logeurs. Ils louent en meublé les autres logements disponibles de la maison. Du deuxième au quatrième étage, deux locataires se partagent l’un, un cabinet, à peine une pièce donc, et sans cheminée, l’autre, une « pièce à feu » disposant d’un foyer. Un autre locataire occupe sous les combles le 5e étage composé d’un cabinet et d’une pièce avec cheminée.
En 1905, seules les chambres avec feu restent louées. Elles rapportent à André Bertrix plus de 800 francs par an qui réduisent d’autant les 1700 francs de loyer qu’il verse à Léger pour l’ensemble de l’immeuble. Et tout emplacement a de la valeur ! Ainsi, il loue également son pas de porte à une marchande de poissons, mademoiselle Sophie, pour 5 francs par mois, et pour 30 francs par an son mur pignon à M. Dufayel pour l’affichage de placards publicitaires.
A l’époque de son expropriation du n° 25 de la rue Beautreillis, André Bertrix est aussi locataire d’un des deux magasins du n° 26, juste en face, pour lequel il paye un loyer annuel de 600 francs, ainsi que, depuis récemment, d’un autre magasin situé dans l’immeuble du n° 21.
C’est donc un homme entreprenant, et bien qu’il déclare « ne pas tenir de comptabilité particulière » qui pourrait servir de justificatif, il annonce un chiffre d’affaires de 28 000 francs et un bénéfice net estimé de 3 500 francs. Prenant en compte tous ces éléments, l’architecte-voyer du 4e arrondissement constate que « Monsieur Bertrix exerce surtout le métier de brocanteur ; celui de loueur n’est qu’accessoire, il ne trouvera peut-être pas facilement une maison où des sous-locations lui laissent un loyer à aussi bas prix ». Considérant les « troubles et chômage » qu’occasionneront le déménagement et la réinstallation, il propose une indemnité d’expropriation de 7 000 francs, et c’est cette somme que maître Rousset soumet devant le jury réuni le 8 juin 1907 pour compensation de « l’éviction des locaux qu’il occupe comme locataire » au 25 rue Beautreillis. Somme bien inférieure à ce que réclame le conseil de Bertrix qui demande un dédommagement de 53 500,30 francs ! Finalement, après visite des lieux par les jurés, le brocanteur-loueur de garnis obtient 15 000 francs en compensation de son départ.
Les trois locataires sous-louant des meublés à Bertrix, nommés Charmaille, Vissier et Sarron, qui paient respectivement un loyer de 260, 240 et 150 francs, reçoivent un dédommagement de 390, 120 et 75 francs, calculé en fonction de la durée restant de leur bail.
Laissant le n° 25 de la rue Beautreillis aux pioches des démolisseurs, André Bertry transfère son commerce dans sa boutique du n° 26, mais dès 1910, un autre brocanteur le remplace à cette adresse[6].
(à suivre)
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[1] Bulletin officiel municipal de la Ville de Paris, 4 mai 1906.
[2] Archives de Paris – Plans parcellaires.
[3] L’essentiel de cet article a été rédigé à partir des informations contenues dans les cartons des Archives de Paris suivants : D1P4 93 et 94, Calepin des propriétés bâties 1852, 1862 et 1876 ; 3589W 170 et 171, Casier sanitaire.
[4] Voir article précédent Histoires de rue… L’alignement de la rue Beautreillis (2)
[5] Relevé dans l’Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature…, Paris, Firmin Didot et Bottin réunis, années correspondantes.
[6] Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature, op. cit., années 1909 et suivantes.