
L’immeuble qui nous occupe ici dénote parmi ceux qui composent la rue Beautreillis. Construit dans un style post-haussmannien avec ses balcons en encorbellement soutenus par des consoles à volute et ses linteaux ornés de guirlandes végétales, il se singularise de ses voisins, qu’ils soient hôtels du XVIIIe siècle, immeubles de rapport bâtis sous la Restauration, ou constructions plus tardives et modernes aux sobres façades. La fin tragique dans ses murs du chanteur des Doors, Jim Morrison, en 1971, a par ailleurs conféré à cet immeuble une aura qui depuis perdure dans le monde entier et a transformé son pas de porte en étape obligée du parcours mémoriel que l’artiste disparu continue de susciter à Paris.
Construit de 1902 à 1905, il a remplacé un ancien hôtel bâti au XVIIe siècle sous le règne d’Henri IV[1]. Sur cet édifice aujourd’hui disparu, nous sommes exceptionnellement informés puisqu’il a fait l’objet, avant sa destruction, d’un rapport de visite circonstancié de la Commission du Vieux-Paris[2], et de nombreuses photographies[3] ont été prises des bâtiments avant et pendant leur démolition. L’hôtel disposait aussi d’un jardin qui occupait une partie de l’ancien emplacement du cimetière Saint-Paul. Des fouilles archéologiques y furent menées dans l’espoir de retrouver les tombes de Rabelais, de Madeleine Béjard et du Masque de fer, inhumés en ce lieu, et la presse, friande d’énigmes historiques, couvrit largement cette entreprise.

A l’origine de l’hôtel, tel qu’il se présentait au moment de sa démolition, se trouvait la « réunion de deux maisons contiguës »[4]. Elles occupaient deux des trente-sept parcelles issues de l’aliénation par Henri II en 1548 de l’hôtel de Beautreillis, derniers vestiges de l’ancien hôtel Saint-Pol de Charles V. D’abord numérotées 9 et 11, les deux maisons prirent les numéros 17 et 19 au moment de la réunion des rues Gérard Beauquet et Beautreillis, en 1838.
La maison du numéro 11 (devenu 17) appartenait au début du XVIIe siècle à Marie-Françoise Ferette, puis passa aux sieurs Fraguier et Freteau qui la vendirent en 1731 à Pierre-Willaume de Hameret. Les petits-neveux de ce dernier, Jean-François et Pierre-Louis Drouyn, en héritèrent en 1742. Antoine Gachon, un marchand mercier l’acheta à l’héritier Drouyn le 8 thermidor an VI (26 juillet 1798) et la revendit le 8 messidor an VIII (27 juin 1800) à un épicier, François-Laurent Laurent, et à sa femme. Le couple adjoignit également à sa propriété le 19 messidor an IX (8 juillet 1801) un jardin de 738 m², partie de l’ancien cimetière Saint-Paul. Celui-ci avait été acquis quelques années plus tôt comme bien national par Jean Susse en même temps que l’église Saint-Paul et la prison Saint-Eloi, puis désaffecté, était passé par d’autres mains avant de devenir propriété des Laurent.
L’autre maison, portant le numéro 11 (devenu 19), construite elle aussi au début du XVIIe siècle, fut acquise en 1711 par Jean Moreau, écuyer, conseiller secrétaire du roi. La propriété resta dans la famille jusqu’à la Révolution où elle fut vendue le 19 messidor an III (7 juillet 1795) par Marie-Josephe-Perrine Moreau de Plancy à François Commirey[5], marchand chapelier, et à son épouse Marguerite Pinguenet[6].

François Commirey ouvrit boutique rue Saint-Honoré en 1799[7]. En 1810, il en céda la tenue à son gendre, Etienne-Jules Maillard, époux de sa fille Elisabeth-Claire, et s’installa comme fabricant et négociant de chapeaux dans sa maison de la rue Beautreillis, où il se spécialisa dans les coiffures militaires[8].
Sans doute enrichi par les marchés de fournitures militaires, François Commirey acheta aux Laurent, le 1er octobre 1812, la maison mitoyenne du 9 rue Beautreillis[9], et « ainsi réunies, les deux maisons, n° 9 et 11, ne formèrent plus qu’un seul immeuble, le n° 17 actuel » [10]. On ne sait si avant cette vente les Laurent vivaient dans leur propriété dont, en mai 1809, ils avaient loué le rez-de-chaussée et le jardin à un nommé Charles Ravaune contre un loyer annuel de 840 francs[11].
François Commirey mourut le 14 janvier 1814. Sa veuve conservant la jouissance de la maison du n° 11, il avait légué l’ancien n° 9 à sa fille Elisabeth-Claire, et celle-ci hérita de l’ensemble à la mort de sa mère le 22 juin 1837. La veuve de François Commirey, sa fille et son gendre avaient habité dans leur propriété, mais comme dans toutes les grandes demeures du quartier devenues à cette époque maisons de rapport, des locataires en occupaient une partie. En 1816, un marchand quincaillier, Claude-Armand Declion, signait un bail de 9 ans devant notaire pour un « appartement au 1er étage sur le derrière », au numéro 9, contre un loyer annuel de 700 francs. Et en 1819, un nommé Henri Duthu procédait de même pour un appartement dans la même maison dont le loyer se montait à 502,50 francs[12].
Au milieu du XIXe siècle, l’hôtel, « construction en assez bon état, en pierres et moellons », avait encore bon aspect et proposait des « grandes et petites locations bourgeoises » et l’attrait d’un « beau jardin d’agrément »[13].
De 1833 à 1842, on trouve parmi les locataires Pierre Bégat, ingénieur hygrographe de la Marine[14] et ancien élève de l’École polytechnique (1800-1882). Il était également cartographe et fut l’auteur de nombreux ouvrages de géographie. On lui doit notamment « une partie de la triangulation générale des côtes de France »[15]. Autre locataire dans les années 1840, De Sancy, un officier en retraite, [16] était président pour le quartier du Marais de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul, société de bienfaisance fondée en 1833 à Paris par Frédéric Ozanam[17]. Parmi les autres locataires du 17-19 rue Beautreillis recensés dans les almanachs et annuaires dans les années 1840 à

1860, on rencontre aussi Simon-Philippe Chaudé, premier inspecteur au Mont-de-piété et officier de la Légion d’honneur[18]. Condisciple du mathématicien Joseph Fourier dans la Société d’émulation d’Auxerre dans les années 1790-1791[19], il est connu pour avoir joué en 1836 un rôle important dans la vente de la collection d’antiques d’Edme Antoine Durand dont il était exécuteur testamentaire. Beaucoup de ces pièces enrichirent les collections du Louvre[20].
Logèrent aussi dans l’hôtel sous le Second empire un fonctionnaire, sous-chef au ministère des Finances nommé Jacquemar, entre 1856 et 1866, et un représentant des forges, Detournières, de 1858 à 1862. Et en 1863, une professeure de musique, Mme Bouinais, devait y recevoir ses élèves[21]. Fonctionnaires, bourgeoisie à talent ou rentière occupaient alors des logements spacieux dans un cadre encore préservé au sein d’un quartier où les cours et les jardins des vieux hôtels commençaient à disparaître au profit d’usines, et leurs grands salons à se transformer en ateliers. Mais nous aurons l’occasion de revenir visiter les lieux en détail.

Poursuivant à la suite de son beau-père Commirey le commerce de chapeaux rue Saint-Honoré, Etienne-Jules Maillard devint dans les 1820 et 1830 le fournisseur de la gendarmerie royale. Il cessa son activité en 1836[22]. Son épouse, Elisabeth-Claire mourut en 1868 et les héritiers, son fils, Jules André Maillard et son petit-fils, Joseph-Léon Gauthier mirent rapidement en vente la propriété. C’est au vicomte Louis-Philippe-Gustave de Flavigny-Renansart, fils de Louis-Ange de Flavigny, né en 1815[23] et demeurant à Mareuil-le-Port, dans la Marne, qu’échut la vente aux enchères de l’hôtel, « immeuble propre à l’industrie » avec ses « cours et jardin non utilisés », au prix de 251 998 francs[24]. Mais comme nous le verrons, le nouveau propriétaire va conserver à sa propriété son statut de maison de rapport jusqu’aux grandes transformations qu’elle subira à l’orée du XXe siècle.
(à suivre)

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[1] Ainsi que l’affirme Charles Lefeuve, Les maisons anciennes de Paris sous Napoléon III, Paris, 1873, Tome 1, p. 250.
[2] Commission du Vieux Paris. Procès-verbaux, avril 1902, p. 95-100.
[3] Ces photographies sont conservées à la BHVP.
[4] Charles Sellier, « Recherches sur les origines domaniales et l’établissement de la propriété du n° 17 de la rue Beautreillis », Commission du Vieux Paris – Procès-verbaux. Séance du 15 mai 1902, p. 121-126. Nous suivrons cet article pour évoquer l’histoire de l’immeuble jusqu’à la Révolution.
[5] Comirey ? Cormirey ? ou plutôt Commirey ? On trouve le nom orthographié de différentes façons. Dans le sommier foncier des Archives de Paris (DQ18 267), il est clairement écrit Comirey. Charles Sellier, dans l’article de la Commission du Vieux Paris orthographie le nom Cormirey. Et on trouve aussi dans Gallica cette jolie estampe représentant la « boutique de M. Commirey, maître chapelier rue Saint-Honoré, n° 92 ». On trouve aussi trace d’un François Commirey, « chapelier à Paris, natif de Dijon » à qui fut délivré un passeport pour se rendre en Suisse (Recueil des actes du Comité de salut public, Paris, PUF, Tome 18, 1908, p. 439).
[6] Archives de Paris. Sommier foncier DQ18 267.
[7] Almanach du commerce de Paris, par J. de La Tynna et Sébastien Bottin, an VIII (1799-1800), p. 45.
[8] Informations établies d’après l’Almanach du commerce de Paris, op. cit., années 1799 à 1813 et Archives de Paris, Sommier foncier, DQ18 267.
[9] Archives de Paris. Sommier foncier DQ18 267.
[10] Charles Sellier, « Recherches sur les origines domaniales… », op. cit., p. 128.
[11] Archives de Paris. Sommier foncier DQ18 267.
[12] Archives de Paris. Sommier foncier DQ18 267.
[13] Archives de Paris, Calepin des propriétés bâties, 1852, P1D4 93.
[14] Almanach du commerce de Paris…op. cit,; Almanach-Bottin du commerce de Paris, des départements de la France et des principales villes du monde, par Sébastien Bottin, Paris, années correspondantes.
[15] Journal des débats politiques et littéraires, 5 décembre 1850.
[16] Journal des débats politiques et littéraires, 25 avril 1841.
[17] La Presse, 29 janvier 1845.
[18] Présent de 1842 à 1854 au 17 rue Beautreillis selon l’Almanach-Bottin du commerce de Paris…, op. cit.
[19] Jean-Charles Guillaume, La jeunesse de Joseph Fourier à Auxerre (en ligne).
[20] Louise Detrez et Marielle Pic, « La vente des vases antiques de la collection Durand en 1836 : occasions manquées et choix opportuns pour les musées », Revue des musées de France-Revue du Louvre, 2014, n° 4, p. 36-45.
[21] Almanach-Bottin du commerce de Paris, op. cit. ; Madame J. de B[ornier], Annuaire spécial des artistes musiciens, Paris, 1863, p. 187.
[22] Almanach du commerce de Paris…, op. cit., années 1810-1838. Un autre chapelier, Blanc, lui succéda à cette adresse (La France, 7 février 1838).
[23]« Notice sur le château, l’église et les anciens seigneurs de Renansart », dans Eglises, châteaux, beffrois et hôtels de ville les plus remarquables de la Picardie, Amiens, A. Caron, 1849, Tome II, [p. 28].
[24] Archives de Paris, Sommier foncier DQ18 267.