
Lors de la séance du Conseil municipal du 7 novembre 1898[1], le conseiller Charles Vaudet dénonça l’autorisation donnée par l’administration départementale à l’extension du lavoir situé passage Saint-Pierre. La Commission d’hygiène du 4e arrondissement et la municipalité s’opposaient pourtant à ce projet et s’inquiétaient du risque de voir s’aggraver l’insalubrité d’une voie étroite où se côtoyaient école, crèche et habitat vétuste et où, en 1884, avait débuté une épidémie de choléra.
Réagissant à cette décision, Charles Vaudet mit alors les autorités préfectorales en demeure d’exécuter un vieux projet oublié, la décision ministérielle du 25 juin 1818 portant création de deux nouvelles rues ouvertes sur les deux portions confinées du passage Saint-Pierre. Le conseiller municipal rappelait que la partie des terrains nécessaires à ces tracés était grevée de réserves domaniales, faisant ainsi de la Ville la propriétaire du sol sur lequel pouvaient être percées les rues. Les propriétaires des maisons ou parties de maisons construites dessus n’ayant que l’usufruit du terrain, ils ne pourraient que se soumettre et les céder si la municipalité se décidait enfin à réaliser ces travaux.
Sans doute soucieuse des réactions que pouvait susciter l’autorisation de l’agrandissement du lavoir, laissant ainsi, selon ses opposants, «circuler des monceaux de paquets de linge sale dans le même endroit où se [mouvaient] trois ou quatre fois par jour des théories d’élèves, et où de jeunes mères [apportaient] journellement de tout jeunes enfants »[2] à la crèche, l’administration municipale consentit à transmettre avec avis favorable la proposition de Charles Vaudet à l’administration préfectorale. Elle invitait le « Préfet de la Seine à effectuer la reprise des terrains grevés de réserve domaniale et concédés à titre précaire » dans le passage et à « procéder à l’exécution des deux rues projetées » conformément à la décision ministérielle du 25 juin 1818.

Mais de son côté, la Préfecture de Paris, anticipant les réactions de l’administration municipale et de Charles Vaudet, avait déjà lancé une étude sur l’ouverture des nouvelles rues.
Près de quarante ans plus tôt, pourtant, le projet avait bel et bien été enterré par les autorités municipales et préfectorales. En 1843, au moment où se décidait la construction d’une école primaire, le Ministre de l’intérieur s’inquiétait de la largueur non réglementaire des rues qui devaient remplacer le passage, conformément au plan établi à la fin du XVIIIe siècle et confirmé en 1818. Les édiles balayèrent alors ces réserves, arguant que les « dépenses qui incomberaient à la Ville pour en effectuer l’ouverture ne présenteraient aucune compensation à cause du peu d’utilité de ces deux rues comme voies publiques ». Les rues Mansard et Rabelais, nom qu’elles devaient porter, « n’exist[aient] qu’en projet ». La proximité des rues Saint-Antoine, Saint-Paul, Neuve-Saint-Paul (aujourd’hui Charles V) et Beautreillis enlevait tout intérêt à ces nouvelles voies hormis celui, bien insuffisant, de desservir les propriétés riveraines du passage. Mieux, laisser le passage en l’état plutôt que de le transformer en « une voie publique fréquentée » était préférable pour l’établissement scolaire projeté. En conséquence, le Conseil municipal décidait qu’il y avait « lieu d’ajourner indéfiniment toute mesure soit pour la création soit pour la révision des rues Rabelais et Mansard qui n’existent encore qu’en simple projet »[3].
Trois ou quatre décennies plus tard, les autorités municipales et préfectorales ne pouvaient plus rester sourdes aux interventions nombreuses et régulières des élus du quartier dénonçant l’insalubrité du passage. Au fil des ans, celles-ci se mirent à ponctuer les débats du Conseil municipal. En 1882, le conseiller Ménorval appuyait la demande des habitants du passage qui réclamaient l’installation d’« une fontaine à repoussoir ». Arguant une fois encore du statut privé du passage, la municipalité renvoya l’installation d’une fontaine à un accord préalable de l’ensemble des propriétaires, escomptant sans doute la prise en charge des frais par ces derniers[4]. A la même époque, le service des travaux de la Ville s’obligeait pourtant à couvrir le coût de la réfection du pavage du passage que certains propriétaires se refusaient à exécuter malgré les sommations.[5]
En 1894 et de nouveau en 1895, c’est le Comité démocratique radical socialiste du quartier de l’Arsenal qui dénonçait l’état du passage et réclamait l’établissement d’une bouche de lavage au point haut de la voie. Mais la municipalité avouait là encore son impuissance, ou montrait plutôt sa mauvaise volonté. Le passage, « cas bien curieux », semblait-elle se désoler, est « un terrain domanial mais les deux extrémités [les 34 rue Saint-Paul et le 64 rue Saint-Antoine] sont des propriétés privées et les propriétaires s’opposent à l’établissement de toute conduite » pour alimenter une bouche de lavage.[6]


En cette toute fin du XIXe siècle, la dégradation continue du passage Saint-Pierre mit finalement les autorités municipales dans l’obligation d’intervenir. Surtout, les problèmes sanitaires affectaient de plus en plus les bâtiments de la crèche et de l’école dont la Ville était propriétaire. Sans cesse interpellée par les élus et la population, il n’était plus possible à l’administration de les minorer avec quelques réparations et subventions.
Mais le projet proposé par la municipalité était bien en-deçà de celui établi par la Commission des artistes de 1793 et confirmé par l’ordonnance royale de 1818. L’ouverture sur les rues Saint-Antoine et Saint-Paul était certes acquise par l’expropriation et la démolition des maisons abritant les passages voûtés par lesquelles on accédait aux deux parties en équerre du passage Saint-Pierre. Toutefois, en limitant la largeur de la nouvelle voie à huit mètres et en réduisant ainsi le nombre et la surface des expropriations nécessaires, les édiles montraient surtout qu’ils entendaient contenir les coûts.
Comme le montre le plan, pour le segment Saint-Antoine, outre l’immeuble du n° 164 de cette rue, la démolition d’une partie seulement du bâtiment de la crèche au 2-4 passage Saint-Pierre, propriété municipale, s’avérait nécessaire. Dans le coude formé par les deux parties du passage, l’immeuble du n° 6, sous lequel se trouvaient un passage voûté et l’accès au lavoir, disparaissait en entier. Mais la partie la plus vaste de la parcelle, contenant le lavoir tout juste rénové et agrandi, restait intacte aux mains de son propriétaire. Quant à celui du n° 5/7, Alphonse Foiret, il ne perdait que 35 m² sur les 175 de sa propriété. Dans la section Saint-Paul du passage Saint-Pierre, seule une portion de 5,30 m² composée d’« petit bâtiment élevé sur cave d’un rez-de-chaussée à usage de cantine et d’un premier étage pour logement d’un concierge »[7] était soustraite à l’école communale de garçons. A son extrémité, c’est cependant toute la maison du 34 rue Saint-Paul sous laquelle de ce côté on passait pour entrer ou sortir du passage Saint-Pierre qui devait tomber.

Le projet se limitait finalement à la démolition des immeubles sous les voûtes desquels passait le cheminement entre rue Saint-Antoine et rue Saint-Paul, et l’essentiel des maisons et bâtiments bordant le passage Saint-Pierre était conservé. Le renoncement principal par rapport au projet initial de 1793 et 1818 était l’abandon du prolongement jusqu’à la rue Charles V de la partie du passage venant de la rue Saint-Antoine. Là encore, le coût des expropriations nécessaires à cette percée expliquait sans doute ce choix. Et en cette époque un peu plus soucieuse de la sauvegarde du patrimoine, peut-être avait-t-on voulu aussi épargner l’hôtel d’Aubray, rendu célèbre par la marquise de Brinvillier et les empoisonnements qu’elle y avait perpétrés dans les années 1660. En 1898, des religieuses engagées dans des œuvres charitables dans le quartier occupaient alors l’hôtel[8]. La rue initialement projetée aurait irrémédiablement éventré ses jardins et une partie de sa façade, 12 rue Charles V.

Ce projet de 1898 de transformation a minima du passage Saint-Pierre fut sans doute contesté par les conseillers municipaux du quartier, Charles Vaudet, puis Henri Galli qui lui succéda en 1900. En décembre 1899, Vaudet réclamait que la Ville acquiert l’immeuble du n° 17 rue Beautreillis[9], alors en vente. Cet immeuble, disait-il, était « destiné à disparaître dans l’élargissement du passage entre les rues Saint-Paul et Beautreillis »[10]. Sa proposition, qui étendait les dispositions initiales du plan d’élargissement vers cette dernière rue, ne fut pas adoptée. D’ailleurs, ouvrir une voie à ce niveau de la rue Beautreillis aurait impliqué, pour la relier au passage, de la faire passer sur le terrain occupé par le lavoir, encore intouchable à cette époque. L’ancien hôtel du 17 rue Beautreillis, construit sous Henri IV, fut finalement acquis par un industriel, Émile Mettetal. Après l’avoir rasé, il fit bâtir sur la parcelle l’immeuble de style post-haussmannien que l’on connaît aujourd’hui, et installa dans le jardin les ateliers de son usine de métallurgie.
L’extension vers la rue Beautreillis
Toujours est-il qu’apparaissait désormais dans les projets de rénovation du passage Saint-Pierre le prolongement vers la rue Beautreillis. L’idée d’une percée vers la rue Charles V n’était pas abandonnée pour autant, et Henri Galli défendait encore en juillet 1906 la proposition d’un plan en croix, avec « deux voies nouvelles, l’une reliant la rue Saint-Antoine à la rue Charles V, l’autre la rue Saint-Paul à la rue Beautreillis »[11]. En novembre de la même année, le projet de délibération qu’il soumit au Conseil municipal se limitait de nouveau au projet initial d’une voie de 12 mètres de largeur se prolongeant vers la rue Charles V et d’un axe perpendiculaire vers la rue Saint-Paul. On ne parlait plus alors de la rue Beautreillis[12].
La proposition de Galli fut envoyée à l’administration préfectorale[13]. Mais ce qui finalement joua un rôle majeur dans la mise en œuvre de l’assainissement et de l’agrandissement du passage Saint-Pierre était la situation dans laquelle se trouvait alors l’école communale de garçons. En « très mauvais état », elle était « installée dans des conditions d’hygiène déplorables », au point qu’elle dû être fermée à plusieurs reprises « à la suite d’épidémies fréquentes ». Soutenue par le rapport du directeur de l’Enseignement qui reconnaissait « l’urgence de l’opération », la résolution du Conseil municipale portée par Henri Galli obligea l’administration à s’engager, par-delà le chantier de l’école, à la rénovation complète du quartier dans lequel elle s’insérait[14]. On peut aussi supposer que le projet de reconstruction de l’école sur une base agrandie était désormais peu compatible avec un allongement du segment Saint-Antoine vers la rue Charles V, opération qui limitait les possibilités d’extension des bâtiments scolaires.
Pourtant rien ne se passa dans l’immédiat. La mise en œuvre des procédures d’expropriation et d’indemnisation des propriétaires ainsi la recherche de moyens budgétaires prirent du temps, alors que d’autres projets entraient en concurrence pour l’obtention des crédits nécessaires.
Puis, dans un premier temps, l’acquisition des 6 et 5/7 passage Saint-Pierre par la Ville, décidée le 12 juillet 1909, marqua le début d’un vaste chantier de démolitions et de reconstructions qui s’étala jusqu’au début des années 1920, et dont nous avons parlé au fil des articles précédents. Car désormais les moyens étaient là. Dans le cadre de l’emprunt de 900 millions de francs lancé par la Ville de Paris, le « plan de campagne des opérations de voiries à engager de 1910 à 1913″, parmi des dizaines d’autres projets, allouait la somme de 1,8 millions pour la construction d’une « voie nouvelle sur l’emplacement du passage Saint-Pierre »[15]. En juin 1911, alors que les immeubles des 6 et 5/7 passage Saint-Pierre étaient en cours de démolition, le Conseil municipal autorisa le Préfet à « provoquer un décret déclarant d’utilité publique l’élargissement du passage Saint-Pierre et le prolongement de cette voie jusqu’à la rue Beautreillis »[16].
L’année suivante, l’acquisition à l’amiable de l’immeuble du 21 rue Beautreillis, sur l’emplacement duquel devait déboucher la nouvelle voie, était décidée[17].
(à suivre)
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[1] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 8 novembre 1898.
[2] Discours de Charles Vaudet, Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 8 novembre 1898, p. 2881.
[3] Archives de Paris, VO11 3372 Dossiers de voirie, Passage Saint-Pierre, Extrait des registres des procès-verbaux des séances du Conseil municipal de la Ville de Paris, séance du 12 mai 1843.
[4] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 9 décembre 1882. Ménorval soutint en juillet et novembre 1884 une pétition similaire des habitants du passage pour l’établissement d’une borne fontaine : « Toute une partie de la rue Saint-Paul manque d’eau et c’est précisément dans le voisinage du passage Saint-Pierre, où habite une population nombreuse » (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 8 juillet et 13 novembre 1884).
[5] Archives de Paris, VO11 3372.
[6] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 15 décembre 1894 et 5 novembre 1895.
[7] Archives de Paris, VO11 3372, op. cit.
[8] Georges Cain, Promenades dans Paris, Paris, 1906, p. 224-230.
[9] Aujourd’hui l’immeuble numéroté 17-19. Le conseiller municipal affirmait que la maison entière était grevée d’une réserve domaniale, mais celle-ci ne portait en réalité que sur une partie du jardin qui prolongeait la parcelle (voir l’article D’une direction l’autre).
[10] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 9 décembre 1899 (séance du Conseil municipal du 8 décembre 1899).
[11] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 13 juillet 1906 (séance du Conseil municipal du 11 juillet 1906).
[12] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 7 décembre 1906 (séance du Conseil municipal du 6 décembre 1906).
[13] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 12 janvier 1907.
[14] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 3 février 1907 (délibérations du 31 décembre 1906).
[15] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 13 décembre 1910 (séance du Conseil municipal du 12 décembre 1910).
[16] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 20 juillet 1911 (délibérations du 14 juin 1911).
[17] Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 1er mai 1912 (délibérations du 29 mars 1912).
[A] Recueil des clauses connues sous le nom de Réserves domaniales imposées aux acquéreurs de biens nationaux ou hospitaliers et de celles consenties par divers propriétaires pour l’élargissement ou le percement des voies publiques dans la ville de Paris depuis l’année 1790…, par A. Bernard…, achevé sous la dir. de M. Huet, 3e édition, Paris, Chaix, 1896, p. 28. et atlas.
Bonjour
Quand est il ce « C. Saint Paul » sur le plan de Jaillot ?
Chemin de traverse ?
Merci d’avance pour votre article et cette precision .
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Bonjour M. Marchand,
D’abord une erreur que j’ai rectifiée : vérification faite à la source (https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4a/1775_Plan_de_Jaillot.jpg) , l’extrait du plan de Jaillot présenté dans l’article est tiré de l’édition 1775, et non de celle de 1762 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7711275k/f1.item.zoom).
Et sur l’édition de 1762, le C. St-Paul est indiqué C. de sac St-Paul.
Je n’ai pas rencontré ailleurs cette dénomination de cul-de-sac pour le passage Saint-Pierre. Elle est étonnante dans la mesure où le passage n’était en rien un cul-de-sac. Mais le plan de Jaillot présente d’autres particularités, comme cet autre axe, dénommé passage sur la carte, situé parallèlement à ce cul-de-sac et côté rue Beautreillis. Comme on ne retrouve pas le tracé de ce passage sur d’autres plans, on pourrait supposer qu’il s’agit d’une erreur topographique commise au moment où le plan a été dressé. Ou alors ce passage supplémentaire vers le cimetière depuis la rue Saint-Antoine a pu exister à un moment donné… Tout cela est encore à creuser.
Merci encore une fois de votre attention.
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